Pour les Libanais, les premières images de la révolution syrienne avaient quelque chose de surréaliste. L’ancien occupant, le voisin si proche et souvent si encombrant, faisait face à une révolte populaire pour la première fois depuis le soulèvement de Hama en 1982, sauvagement réprimé par l’armée syrienne. Comment les Syriens osaient-ils défier ce pouvoir qui avait soufflé le chaud et le froid sur le Liban pendant trente ans et montré à quel point il était capable du pire ? Au pays du Cèdre, l’ombre du régime syrien est associée aux disparitions forcées, aux exactions de toute sorte, aux assassinats politiques, aux humiliations aux check-points, à la corruption.
Durant les premiers mois de la contestation en 2011, le camp du 14 Mars – qui avait milité pour le retrait des forces syriennes du Liban en 2005 – est gagné par un sentiment d’euphorie collective. Le régime syrien représente pour lui le mal absolu et il estime que ses jours sont désormais comptés. « Les anti-Syriens au Liban pensaient que Bachar el-Assad allait tomber rapidement, à l’image des autres despotes arabes. Ils avaient sous-estimé l’obstination des alliés iraniens et russes à ne pas le laisser tomber », explique Ziad Majed, analyste politique et professeur à l’Université américaine de Paris. Si les Syriens se sont retirés du Liban en 2005, ils ont continué à jouer les parrains sur la scène politique libanaise jusqu’en 2011.
La tournure violente des événements et la répression sans merci des mouvements révolutionnaires font toutefois vite comprendre aux Libanais que la situation est en train de devenir hors de contrôle. Et plus la guerre s’installe en Syrie, avec la polarisation qu’elle implique, plus elle se répercute au Liban où les camps du 14 et du 8 Mars sont à couteaux tirés, tandis que le Liban officiel est, comme à l’accoutumée, dépassé par ses contradictions internes. Le risque, c’est que le conflit traverse la frontière alors que les tensions sunnito-chiites se font de plus en plus prégnantes.
La déclaration de Baabda
La première séquence est favorable aux anti-Assad. La ville de Tripoli fait particulièrement corps avec les insurgés syriens. L’histoire violente qui lie Tripoli à l’armée syrienne fait pencher la majorité de la ville contre le régime et rapidement les drapeaux des factions rebelles flottent dans les ruelles de la capitale du Nord. Le 17 juin 2011, une manifestation en soutien à la rébellion donne lieu à des affrontements violents entre le quartier à majorité alaouite de Jabal Mohsen et celui de Bab el-Tebbané, à prédominance sunnite. Des centaines de jeunes Libanais commencent à rejoindre les rangs des déserteurs de l’armée arabe syrienne qui devient en 2012 l’ASL (Armée syrienne libre) et bénéficie d’un soutien régional et international. La tension monte au Liban. Et il s’agit de plus en plus de le préserver de basculer à son tour dans le conflit.
En juin 2012, le chef de l’État Michel Sleiman engage les principaux acteurs à se distancier du conflit, dans ce qu’on a appelé « la déclaration de Baabda ». Malgré les intérêts divergents des partis, tout le monde s’y engage y compris le Hezbollah. Mais le parti chiite s’inquiète de plus en plus de l’avancée des forces rebelles, notamment à la frontière syro-libanaise, et de ce qu’impliquerait pour lui la chute du régime syrien, qui lui permet d’avoir une voie d’accès terrestre jusqu’à l’Iran.
« Le Hezbollah a peur de voir la Syrie tomber entre les mains des ennemis de la résistance, qui pourraient couper ses voies d’approvisionnement », résume Kassem Kassir, analyste politique proche du parti. La seconde séquence va être celle de l’alliance prorégime. Le Hezbollah va engager toutes ses forces dans la bataille dès 2012, d’abord en se cachant puis en l’assumant à partir de 2013. Sous prétexte de défendre le mausolée de Zeinab (lieu saint chiite) dans la banlieue de Damas ainsi que des villages chiites habités par des Libanais, le parti pro-iranien devient rapidement un acteur à part entière dans le cataclysme syrien. Il est en première ligne dans la bataille de Qousseir entre mai et juin 2013. Le camp du 14 Mars fustige le Hezbollah pour son interférence dans le conflit voisin, l’accusant de vouloir faire sombrer l’intégralité du pays dans la violence. les tensions sont vives, mais le dialogue ne sera jamais complètement rompu. Alors que les groupes sur le terrain syrien se radicalisent, avec la montée en puissance des mouvements islamistes et salafistes, puis jihadistes, le Hezbollah va faire évoluer sa rhétorique en expliquant que son intervention a pour principal objectif de protéger le Liban contre les groupes extrémistes. Ce discours va recevoir un écho au sein d’une partie de la communauté chrétienne, notamment dans la mouvance aouniste, qui craint la « menace » de la « majorité sunnite », d’autant plus après la bataille de Ersal qui secoue le Liban à l’été 2014, opposant des jihadistes sunnites à l’armée libanaise.
Carte géopolitique
L’afflux de réfugiés, 1,5 million au moment du pic, contribue également à radicaliser les esprits, alors que le Liban a gardé sa frontière ouverte durant les premières années du conflit. Ceux-ci sont perçus par une partie de la population comme une « cinquième colonne » au service du régime ou des groupes jihadistes, tandis que la classe politique a décidé de ne pas construire de camps à proprement parler, de peur d’en perdre le contrôle.
Les années passent et il est désormais de plus en plus clair que le régime syrien est en passe de remporter le conflit, grâce à l’appui de ses alliés russes et iraniens. Le camp du 14 Mars a largement baissé le ton depuis 2013, alors que son chef de file, Saad Hariri, a opté pour une politique de modus vivendi avec le Hezbollah. Sur le plan politique, les choses n’ont pas tellement bougé depuis. Pendant des décennies, Hafez el-Assad a utilisé le Liban comme une carte géopolitique qui le plaçait comme un interlocuteur indispensable auprès des puissances qui comptent. Son fils a voulu poursuivre la même stratégie jusqu’au conflit syrien, qui fait du pays un enjeu géopolitique à part entière, dans lequel le régime a perdu son statut d’acteur de premier plan et sa capacité, du moins pour le moment, à interférer dans le dossier libanais.
La Syrie , l'Iran et le Hezbollah sont les gangrènes du Liban ???
18 h 49, le 12 mars 2021