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Culture - Quoi qu’on en lise

Lire Manuel Vilas, c’est comme écouter un ami

C’est au moment où je commence cette chronique littéraire pour « L’Orient-Le Jour » que Gibert Jeune décide de fermer quatre de ses librairies à Paris. J’y vois un signe.

Lire Manuel Vilas, c’est comme écouter un ami

L’écrivain et poète espagnol Manuel Vilas. Photo Lisbeth Salas

Gibert Jeune décide donc de fermer quatre de ses librairies à Paris. Vue de Beyrouth, cette nouvelle n’a pas la moindre importance mais quand même, le 5e arrondissement, la Sorbonne, le boulevard Saint-Michel font partie indirectement de l’histoire du Liban. Combien de politiciens, d’intellectuels, de journalistes libanais ont foulé les bancs de la prestigieuse faculté et ont dû irrémédiablement acheter des livres chez Gibert ? Mon père en a même volé plus d’une centaine quand il s’est installé, sans le sou, en 1975 à Paris. Il me raconte toujours cette même anecdote. Il venait de se servir une flopée de livres sur les étalages de Gibert et il s’en allait sans payer quand un homme de la sécurité est venu lui taper sur l’épaule droite : « Monsieur, où allez-vous? Suivez-moi! » L’homme mesurait plus de deux mètres, mon père l’a suivi sans broncher au sous-sol du magasin où se trouvait un commissariat (information tenue de mon père et que je n’ai jamais vérifiée= éventuelle fake news). Le flic lui a demandé : « Que comptiez-vous faire avec ces livres? » « Ceux-là? » « Oui, Monsieur. » « Je comptais les montrer à ma femme qui se trouvait de l’autre côté de la rue. Et voyez-vous, maintenant que j’ai disparu, elle doit être folle d’inquiétude et elle va probablement appeler la police, ce qui tombe bien car vous êtes là! » « Vous vous moquez de moi? » « Pas du tout. Remontons ensemble si vous le voulez bien. »

Tandis que mon père remontait avec le gendarme et l’homme de la sécurité, ma mère, morte d’inquiétude, avait demandé à l’un des caissiers de lancer un appel au micro pour retrouver son mari, comme si mon père était un enfant de quatre ans. Dans toute la librairie, on entendait : « Monsieur Kaïssar Ghoussoub est demandé à l’accueil, Monsieur Kaïssar Ghoussoub! » Quand elle a vu mon père, elle s’est mise à hurler : « Tu étais où Kaïssar ! Tu étais où, je te cherche depuis une heure ! » Mon père a alors regardé l’homme de la sécurité qui ne savait plus où se mettre : « Calme-toi, je voulais te montrer ces livres dans la rue et ils ont cru que j’allais les voler. » Ma mère s’est alors mise à hurler deux fois plus fort, sa seule voix faisait tomber des livres des étagères : « Non mais, ça ne va pas vous ! Mon mari! Voler ! C’est parce qu’il a une tête d’Arabe, enfin plutôt de Turc que vous pensez ça ! Honte à vous ! Honte à vous! » Elle a pris les livres des mains de mon père et les a jetés au sol : « Tenez vos livres, il n’en veut plus! De toute façon, votre librairie est irrespirable. IRRESPIRABLE! Pas une once de lumière n’y entre. Je ne comprends pas comment mon mari supporte de rester ici pendant des heures. » Il est vrai que cette fâcheuse manie de traîner des heures en librairie, je la tiens de mon père. Ma mère, c’est plutôt mer, soleil et rochers. Si j’écris sur Gibert dans cette chronique, ce n’est pas seulement pour rendre hommage à la librairie, mais l’auteur espagnol Manuel Vilas, dont je devais chroniquer le deuxième roman Alegría, je l’ai justement découvert sur un présentoir à Gibert (comme beaucoup d’autres auteurs). J’étais tombé sur son premier roman Ordesa édité au format poche. J’avais été attiré par le jaune de la couverture. Ce que je conseillerais, c’est de commencer par Ordesa puis de passer à Alegría. Il y a quelque chose de magique dans l’écriture de Vilas. L’écrivain ne cherche pas à faire un roman, ni à construire une quelconque dramaturgie dans ses livres. Il écrit simplement.

Il écrit avec un lâcher-prise qui me laisse parfois sans voix. Il semble noter tout ce qui lui passe par la tête et il y a quelque chose de jouissif à le lire raconter sa vie, ses pensées, ses rêveries. Lire Vilas, c’est comme écouter un ami. Et cet ami, je ne l’aurais jamais rencontré sans Gibert. Depuis quelques jours, ma compagne Alma me demande : « Comment vas-tu faire quand tous les Gibert fermeront ? » Je pense enfin avoir trouvé la réponse : je ne me ferai probablement plus de nouveaux amis.

Alegría

Manuel Vilas

Éditions du Sous-sol

Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon

Gibert Jeune décide donc de fermer quatre de ses librairies à Paris. Vue de Beyrouth, cette nouvelle n’a pas la moindre importance mais quand même, le 5e arrondissement, la Sorbonne, le boulevard Saint-Michel font partie indirectement de l’histoire du Liban. Combien de politiciens, d’intellectuels, de journalistes libanais ont foulé les bancs de la prestigieuse faculté et ont dû...

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En italien on dit "se non è vero è ben trovato", cette histoire chez Gibert Jeune que moi aussi je fréquente comme un pélerinage à ne pas râter, toutes les fois que je passais quelques jours à Paris. Triste triste, déjà le Bd St Michel a complètement changé depuis quelques années, reste un café sur la place de la Sorbonne qui garde un côté vieillot et désuet attirant.

MIRAPRA

22 h 11, le 01 mars 2021

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Commentaires (1)

  • En italien on dit "se non è vero è ben trovato", cette histoire chez Gibert Jeune que moi aussi je fréquente comme un pélerinage à ne pas râter, toutes les fois que je passais quelques jours à Paris. Triste triste, déjà le Bd St Michel a complètement changé depuis quelques années, reste un café sur la place de la Sorbonne qui garde un côté vieillot et désuet attirant.

    MIRAPRA

    22 h 11, le 01 mars 2021

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