« Je suis avec tous les candidats opposés au Hezbollah. Parce que je ne pourrai jamais questionner le futur député du Hezb, une fois qu’il sera élu, sur ce qu’il a accompli, lui qui accuse déjà ses adversaires politiques de traîtrise et d’appartenir à Daech. »
La scène se passe en 2018, en pleine campagne pour les élections législatives. Mohammad Awad, journaliste et vice-rédacteur en chef du site International Network News (INN), est invité dans une émission télévisée à s’exprimer sur les candidats chiites qui se présentent dans la région de Jbeil. Cet activiste de la première heure ne mâche pas ses mots pour critiquer « la prise en otage de toute une communauté » par le Hezbollah. Alors que la campagne du parti de Dieu met en avant la solidarité communautaire, le sacrifice des martyrs et la dénonciation des traîtres, le journaliste multiplie les textes au vitriol sur sa page Facebook dénonçant « le lavage de cerveau effectué dès le plus jeune âge sur la population chiite dans les régions sous le contrôle du Hezbollah ». En juillet 2018, après les élections, il publie un article intitulé « le mini-État qui gouverne les pauvres » dans lequel il explique comment le parti chiite assoit sa domination sur sa communauté. Trois jours après, il est arrêté dans la région de Aïn el-Remmaneh par la Sûreté générale. On lui prend son téléphone et son ordinateur portable et on l’interroge sur ses activités et sur ses articles. Puis on lui demande, avant de le relâcher, d’être moins virulent dans ses prises de position. « J’ai alors compris qui était derrière mon arrestation », dit Mohammad Awad à L’OLJ.
Les arrestations contre des activistes critiquant les hommes politiques se sont multipliées au Liban depuis la révolution du 17 octobre 2019. « Les forces de sécurité et l’armée libanaises ont convoqué, interrogé et tenté d’intimider des dizaines de personnes qui avaient critiqué les autorités sur les réseaux sociaux », s’était alarmé Amnesty International en juillet 2020. Les militants profitent de la liberté que leur offrent les réseaux sociaux pour exprimer leurs points de vue, de façon plus ou moins provocatrice, sur la classe politique et ses dérives. Mais cette façon de faire ne passe pas auprès d’une grande partie de la classe politique, en particulier au sein de la communauté chiite, où le Hezbollah laisse très peu d’espace à l’expression de voix dissidentes.
« Il y une spécificité chiite liée à la situation politique très particulière au sein de cette communauté, explique Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir. Entre le Hezbollah et ses partisans, il y a une allégeance instinctive, une discipline de parti, une uniformité d’esprit. Cela déclenche des comportements de masse, aussi bien dans les manifestations que sur les réseaux sociaux. »
Les chiites qui osent critiquer frontalement le parti sont très vite associés à des agents au service des ambassades étrangères, des traîtres à la communauté qui font le jeu de « l’impérialisme américano-sioniste ». Ils deviennent en quelque sorte des cibles pour les partisans du Hezbollah qui tentent par tous les moyens de les décrédibiliser. « Personne ne le fait de façon aussi systématique et déterminée au Liban. Il y a même des comptes qui sont créés pour l’occasion », décrypte encore Ayman Mhanna.
« Les miliciens ont réussi à me chasser de mon pays »
Les journalistes Dima Sadek, Diana Moukalled ou encore l’essayiste Mona Fayad (et bien d’autres) en ont toutes fait les frais. Après avoir publié un tweet critique du Hezbollah, repris par une chaîne israélienne, la journaliste indépendante Luna Safwan a également été l’objet en octobre 2020 d’une énième campagne d’intimidation l’accusant de faire la propagande de l’ennemi. « Quand le public du Hezbollah détecte une proie politique, il se livre à un déferlement de haine et d’attaques personnelles », commente Ayman Mhanna. Preuve que personne n’est à l’abri d’être ostracisé dans la rue chiite, l’intellectuel Kassem Kassir, pourtant proche du Hezbollah, a suscité récemment une vague d’indignation et de colère dans les milieux du parti de Dieu après avoir déclaré à la télévision que ce dernier devait prendre ses distances avec Téhéran.
Le Hezbollah semble être particulièrement sensible à l’idée de donner une image d’unité de la communauté chiite à un moment où il est sous pression sur les scènes locale et régionale et alors que sa rue s’agite depuis le 17 octobre 2019. « Plus ils nous imposeront leur domination, plus notre volonté de nous libérer sera grande », affirme l’activiste Bachir Abou Zeid du village de Kfar Remmane. Ce jeune réalisateur de 28 ans a été victime d’une agression et d’une tentative d’enlèvement en mai 2020, qu’il impute à des miliciens du parti Amal, suite à un message qu’il a publié sur les réseaux sociaux appelant « à couper l’électricité devant le domicile de Nabih Berry pour la donner aux gens ». « Ils m’ont frappé en me disant que je n’étais pas autorisé à critiquer le président du Parlement », confiait-il à L’OLJ en mai dernier. « Ici, les gens se posent des questions avant de manifester. Ils ont peur des réactions de leur entourage, d’être accusés de collaborer avec Israël par exemple ou d’être agressés », ajoutait-il.
Ne supportant plus de vivre dans la peur dans son propre village, Mirra Berry, 25 ans et originaire de Nabatiyé, a pour sa part décidé de quitter le Liban pour aller vivre en Turquie après avoir subi plusieurs campagnes de harcèlement, à la suite de messages critiquant le tandem chiite sur les réseaux sociaux. « Ma mère a reçu des menaces directes de la part de proches qui appartiennent au Hezbollah et à Amal. Ils lui disaient que je devais retirer mes posts critiques sinon ils viendraient à la maison pour me donner une leçon », précise celle qui était particulièrement active pendant le soulèvement libanais. Pour la pousser à bout, les partisans du Hezbollah ont créé des profils ou des pages utilisant son nom et ses photos pour la discréditer et la calomnier, jusqu’au jour où sa mère a fini par craquer, alors que son frère menaçait de la tuer. Elle a finalement arrêté d’écrire. « Les miliciens et les corrompus ont réussi à me chasser de mon propre pays, à m’éloigner de ma famille et de ceux que j’aime, du village dans lequel j’ai vécu, et finalement à me faire taire », explique-t-elle.
Des histoires comme celles-ci, il y en a encore beaucoup. Après avoir critiqué le Hezbollah sur les réseaux sociaux, l’activiste Kassem Srour, originaire de Samaiya dans le caza de Tyr, est tabassé en juin 2020 par des jeunes qui l’accusent d’avoir insulté le parti de Dieu. « C’est un mouton qu’il faut égorger », criaient-ils en me frappant, raconte ce jeune militant. Ali Jammoul, la trentaine, lui aussi militant très actif sur Facebook, originaire de Nabatiyé, a reçu en février dernier une multitude de menaces et un déferlement d’insultes de la part des partisans du Hezbollah. « Ils m’ont même interdit de mettre les pieds dans mon village natal », témoigne-t-il aujourd’hui. L’assassinat jeudi de l’intellectuel chiite Lokman Slim, connu pour ses critiques acerbes contre le Hezbollah, va-t-il contribuer à diffuser le virus de la peur et faire taire toutes ces voix dissonantes? « Nous n’avons plus peur. Après cet assassinat, la parole va se libérer encore plus qu’avant. Nous n’avons plus rien à perdre », veut croire Mohammad Awad.
Je crois, j'espère, que c’était leur assassinat de trop.
18 h 27, le 07 février 2021