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Agenda - Hommage

Joseph Rabbat, l’amour rendu public

Mon cher oncle,

En fermant les yeux, je revois les tiens accompagnant, avec précision, tes mains dans leurs circonvolutions pour m’expliquer, avec force détails, la dorure à la feuille ou la rénovation d’une chaise Louis XV. À moi, le littéraire en terre inconnue. Avec ta patience infinie. Comme si nous étions dans l’une des classes que tu as animées au cours de ta phénoménale carrière, qui aura couvert plus de soixante ans de l’histoire libanaise moderne.

Devant toi, tout prenait vie. Tes mains disaient tout. Avec cette folle passion qui t’a conduit à jouer un rôle majeur pour l’architecture d’intérieur et l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA). Cette ALBA dont j’entendais parler dans mes jeunes années comme d’une référence exceptionnelle. « Il travaille à l’ALBA ! » me disait-on. En fait, tu lui as donné ton âme. Ses lettres de noblesse. Une dévotion pour laquelle tes étudiants t’appréciaient. De même que tes clients. Toujours à explorer les formes, les couleurs, les textures. Les alchimies.

Au cours de mes voyages, il m’est arrivé de rencontrer d’anciens étudiants à toi qui me racontaient comment ils buvaient tes paroles et te respectaient sincèrement. Dernièrement, la mère d’une amie a même reconnu, chez moi, de petites tables basses que tu avais façonnées dans ta galerie. À Clemenceau. Imagine !

Marquer son monde, le toucher de cette façon est probablement la plus belle chose qui puisse arriver à un être humain. Une indicible harmonie qui prend vie lorsque les émotions se libèrent. Après tout, l’art, c’est l’amour rendu public. Cet amour, je l’ai aussi vu au générique du Biya’ el-Khawatim, le « Vendeur de bagues », le virevoltant film de Youssef Chahine. Tu te rappelles ? Lorsque je t’en ai parlé, aux anges d’avoir fait pareille découverte, tu m’as parlé d’autre chose. Privilégiant ton éternelle discrétion. J’ai insisté parce que Fayrouz et Nasri Chamseddine représentent mon enfance dans la montagne libanaise. Mes madeleines de Proust. Et tellement plus. Du bout des lèvres, tu as accepté de me montrer quelques photos des décors que tu avais réalisés. Une sorte de parenthèse dans ta carrière. Parmi d’autres passions fugaces ou beaucoup plus tenaces.Zouzou – puisque je t’ai toujours appelé ainsi, pensant d’abord que c’était ton prénom –, je t’ai observé depuis mon plus jeune âge, à Broummana, chez Téta. Tu peignais, dessinais, fabriquais d’extraordinaires maquettes en bois, majestueux avions ou vaisseaux maritimes. Tu nous tirais le portrait aussi avec ton appareil photo. Nous, les mômes de ces beaux jours, de la nostalgie.

Avec les années, j’ai profité de ta bienveillance, de ta douceur à mon égard, moi qui voulais tenter de nouvelles pistes professionnelles, les miennes, m’éloigner des chemins tout tracés. Je crois que le pionnier que tu étais le comprenait. Orphelin de père, je te prenais aussi pour modèle, conseiller, ami, celui qui m’expliquait la famille, le Liban, l’art, la vie. La prise de recul. Puis, à ton tour, tu t’es confié à moi. Tu aimais dérouler le fil de ta vie ; j’adorais écouter tes histoires que je projetais sans effort dans mon imaginaire.

Une autre vision me réconforte aujourd’hui. Celle de t’imaginer avec tes sœurs, ton fils et tes parents. Leur donnant des câlins. Embrasse-les pour moi. Mireille beaucoup.

Zouzou, ton apport est considérable ! Tu laisses un savoir-faire unique que tu as toi-même pratiqué et peaufiné au fil des ans. Tu as touché à tout dans ta propre discipline, que tu connaissais comme ta demeure, pour poser les bases de l’architecture d’intérieur ! Tu laisses également une famille extraordinaire. Pour moi, une tante, des frères et des sœurs si précieux.

Maintenant, repose-toi. Les pionniers le méritent doublement.

Écrivain

Mon cher oncle,
En fermant les yeux, je revois les tiens accompagnant, avec précision, tes mains dans leurs circonvolutions pour m’expliquer, avec force détails, la dorure à la feuille ou la rénovation d’une chaise Louis XV. À moi, le littéraire en terre inconnue. Avec ta patience infinie. Comme si nous étions dans l’une des classes que tu as animées au cours de ta...