Rechercher
Rechercher

Lifestyle - La carte du tendre

La petite fille en rouge

La petite fille en rouge

Une fillette observe les ruines de sa maison au début des années 1960, à Beyrouth. Coll. Georges Boustany

La scène vous saisit sans crier gare. Certaines images sont ainsi, qui imposent leur présence comme des néons dans la nuit et déclenchent une avalanche d’émotions. Cette petite fille debout au milieu des ruines invoque tant de réminiscences qu’on ne sait plus où donner de la tête. Elle se tient là, sur cet escalier qui ne mène plus nulle part, puisque le second étage a déjà disparu, et observe les vestiges de sa vie pourtant à peine commencée. Cette maison est celle où elle est née, comme le révèle une autre photo prise au même endroit. Que ressent-on dans ces moments-là, quand on a trois ou quatre ans et que l’on n’a aucune prise sur le destin ? Aussi loin qu’elle se souvienne, elle avait installé tout son petit univers dans ce jardin qui n’est plus qu’un chantier peuplé de fantômes. Il n’y a pas si longtemps, elle escaladait encore à quatre pattes ces escaliers maintenant dépouillés de leur rambarde de fer forgé. Au centre, comme les yeux d’un agonisant, les persiennes des deux fenêtres se sont fermées une dernière fois. À droite, une inscription indique qu’un commerce qui se trouvait là a déménagé à cent mètres « sur la rue principale », sans doute au pied d’un nouvel immeuble de béton comme celui que l’on aperçoit à l’arrière-plan. La fillette se tient face au photographe qui lui a sans doute demandé de poser, mais son attention est attirée par autre chose : les ruines, comme les morts, vous ont un côté horriblement fascinant dont il est difficile de détourner le regard, à plus forte raison lorsque s’y attache la nostalgie.

Comment s’appelle cette petite fille du début des années 1960 qui découvre, un peu trop tôt, l’inconstance de la vie à Beyrouth ? Nous ne le saurons jamais, à moins qu’elle se reconnaisse si elle revoit cette photo après tant d’années ; après tout, si elle est toujours de ce monde, elle ne doit pas être si âgée que cela. Elle portait à l’origine une robe blanche que je n’ai pas pu m’empêcher de colorier en rouge. Que l’on pardonne cette hérésie à un collectionneur d’images anciennes : cette petite fille sur son escalier en ruine rappelle irrésistiblement une des scènes les plus marquantes de l’histoire du cinéma, celle de la fillette au manteau rouge de La Liste de Schindler. À sa sortie en 1993, ce chef-d’œuvre de Steven Spielberg a été banni au Liban parce qu’il parle d’Holocauste ; il raconte pourtant l’histoire d’un homme qui a sauvé des innocents. Oskar Schindler, un industriel allemand, arrive à Cracovie dans le sillage de l’occupation allemande de la Pologne en 1939, pour y faire fortune. Pour parvenir à ses fins, il acquiert une usine d’émaillage de métaux et se rapproche du parti nazi afin de bénéficier d’une protection en haut lieu, ainsi que d’un apport de main-d’œuvre juive bon marché grâce à la proximité de l’usine avec le ghetto. Lorsque les nazis commencent à exterminer les juifs polonais, Schindler se bat pour protéger ses travailleurs, les arrachant ainsi à la déportation ou à une exécution sommaire. 801 personnes seront ainsi sauvées par Schindler et figureront sur sa liste.

Alexandra

Le film, éprouvant et glauque au possible, est presque entièrement en noir et blanc. Au bout d’une heure d’une insoutenable tension rythmée par des persécutions de plus en plus cruelles, la déportation en masse des juifs du ghetto de Cracovie démarre. Au milieu de ces gens qui doivent tout abandonner sur place sans comprendre ce qui leur arrive, qui marchent résignés vers la mort, qui se font tuer s’ils se rebellent et que l’on embarque de force dans des camions, apparaît une fillette vêtue d’un manteau rouge : c’est quasiment la seule couleur du film. Elle se déplace seule, perdue, hagarde, au centre d’une scène atroce, avant d’aller se cacher dans un appartement déserté. C’est en remarquant cette petite fille habillée de rouge que Schindler prend conscience de l’horreur des massacres et réalise qu’en protégeant ses travailleurs, il sauve des vies. Le spectacle, à la limite du supportable, est rythmé par le chant d’un chœur d’enfants, d’une insondable tristesse.

On ne sort indemne ni de ce film ni de cette scène en particulier, pas plus qu’on ne sort indemne de l’histoire du Liban de ces cinquante dernières années. Malgré soi, face à cette fillette sur son escalier, l’imagination vagabonde, dépasse le cadre de ce cliché pour nous parler de nous-mêmes, les yeux dans les yeux. Cette fillette est plus qu’une enfant qui découvre les ruines de sa maison. Elle est la Libanaise, avec tout ce que cela implique d’être née femme au Liban : les inégalités, les injustices, l’abnégation, la domination arbitraire d’hommes à qui elle aura pourtant donné naissance et qu’elle aura porté jusqu’à l’âge adulte au prix de ses plus belles années. Cette fillette en rouge symbolise la souffrance de ces mères, de ces sœurs et de ces filles qui perdront des êtres chers durant les années de fer et de feu. Elle rappelle aussi notre situation actuelle, avec ce sentiment d’être les spectateurs impuissants d’une descente aux enfers, et dans son regard qui ne comprend pas ce qui arrive, il y a notre propre incompréhension d’une situation dont on ne voit pas l’issue. Elle représente enfin le sang versé par une autre fillette de son âge qui s’appelait Alexandra et qui est partie devant un monde impuissant, suite à l’explosion du 4 août dernier. Sans même qu’un Oskar Schindler puisse la voir et prendre conscience du drame vécu par ce peuple de damnés, véritables prisonniers d’un camp de concentration géant.

*PS : Une coïncidence n’arrivant jamais seule, des scènes du film « La Liste de Schindler » ont été réalisées dans un ancien camp de concentration allemand en ruine dans la banlieue de Cracovie. De nombreux décors du film sont encore sur place de nos jours. Ce camp, qui a abrité deux mille prisonniers entre 1942 et 1944, avait été installé dans une carrière désaffectée qui avait un nom bien particulier. On l’appelait la « carrière Liban ».

La scène vous saisit sans crier gare. Certaines images sont ainsi, qui imposent leur présence comme des néons dans la nuit et déclenchent une avalanche d’émotions. Cette petite fille debout au milieu des ruines invoque tant de réminiscences qu’on ne sait plus où donner de la tête. Elle se tient là, sur cet escalier qui ne mène plus nulle part, puisque le second étage a déjà...

commentaires (3)

Une petite disgression. La censure qui interdit la projection du chef s’ouvre de Spielberg sous prétexte qu’il décrit l’holocauste???? Pardon??? On devient négationnistes??? On peut très bien compatir au drame de l’holocauste sans pour autant être en faveur du sionisme non? La censure doit disparaître.

Bachir Karim

16 h 41, le 23 janvier 2021

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Une petite disgression. La censure qui interdit la projection du chef s’ouvre de Spielberg sous prétexte qu’il décrit l’holocauste???? Pardon??? On devient négationnistes??? On peut très bien compatir au drame de l’holocauste sans pour autant être en faveur du sionisme non? La censure doit disparaître.

    Bachir Karim

    16 h 41, le 23 janvier 2021

  • Vous écrivez : ""Sans même qu’un Oskar Schindler puisse la voir et prendre conscience du drame vécu par ce peuple de damnés, véritables prisonniers d’un camp de concentration géant."" Et ""On l’appelait la « carrière Liban »."" Mais les damnés libanais l’ont cherché quand même. Les rapprochements, les raccourcis, les procédés de coloriage, et puis de guerre en guerre, toutes les guerres ne se ressemblent pas. Plutôt d’une cédraie sur nos montagnes, un arbre millénaire est infecté par des champignons comme celui à Londres dans le "Circle of Lebanon" à Highgate. Mais au pays de sa majesté, au cimetière, le cèdre malade, est remplacé par une jeune pousse. Question de rapprochement entre deux situations. Après tout, on était flatté, nous les damnés, de recevoir des reporters, des visiteurs, et même des """écrivains-touristes de guerre""". En toute liberté, et sans être inquiétés, ils sont partis librement, (pas tous) comme d’autres Libanais, à vivre ailleurs. Par quelle loi on est condamné à vivre notre enfer ? On est libre de partir. Mais tout cela ne nous ramène plus le sourire de Alexandra, sauf sur la photo. A vous lire avec bonheur, même en temps de pandémie.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    16 h 14, le 23 janvier 2021

  • Comme c’est souvent le cas, les articles de M. Boustany sont d’une belle élégance, écrite par une plume trempée dans l’encrier de la nostalgie. Merci de nous avoir dévoilé la vraie couleur de la robe de la fillette dans la photo! Le nom de Liban donné à une carrière en Cracovie a de quoi intriguer! La ressemblance de la graphie française de notre pays avec celle du nom de famille de l’industriel polonais juif Bernard Liban ou Leiban, Leiben ou encore Lieban n’est que pur hasard graphique… Il reste que nous sommes soulagés de savoir que la ressemblance entre le nom français de notre pays avec celle de la carrière Liban à Cracovie, qui a servi de camp de concentration durant la deuxième guerre mondiale, ne porte que sur l’enveloppe linguistique extérieure et non sur le contenu qui est toujours plus important! Mais ce hasard a bien servi la finalité de l’article de l’auteur! Je demeure persuadé que, de manière générale, la femme libanaise demeure plus choyée que bien d’autres dans de nombreux pays, y compris les pays de l’Occident industrialisé.

    Hippolyte

    12 h 45, le 23 janvier 2021

Retour en haut