Dimanche dernier, je me suis rendu sur la place des Martyrs, là où mon père, meilleur ami et mentor, Mohammad Chatah (ancien ministre des Finances, NDLR) a été inhumé après son assassinat il y a sept ans. Cet attentat à la voiture piégée, dont le souffle a été ressenti dans toute la ville, a détruit Starco, fait huit morts et 70 blessés et défiguré le centre-ville de Beyrouth.Tous ceux qui ont aimé mon père n’ont pas encore guéri de leurs plaies demeurées béantes, faute de procès et de peine infligée aux coupables. Dans les semaines qui ont suivi j’ai reçu l’assurance de plusieurs dirigeants – des anciens Premiers ministres à tous les responsables qui se sont succédé au gouvernement – qu’une enquête serait menée, que justice serait faite. Bref, que ce crime ne serait pas relégué aux oubliettes. J’ai gardé le silence pendant des mois, puis des années, dans l’attente de la réalisation de ces promesses. Or, à l’instar de nombreux assassinats, cette affaire a fini cachée sous le tapis. J’ai donc tenté de trouver des réponses auprès du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), chargé d’enquêter sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en 2005, espérant qu’il se saisisse également de ce cas plutôt que d’entretenir de faux espoirs vis-à-vis d’une juridiction libanaise. Bien que l’assassinat de mon père ne relevait pas directement du TSL, le lien entre tous ces assassinats politiques était évident. Aussi ai-je attendu jusqu’au mois d’août dernier, juste après l’explosion du port qui avait traumatisé la nation toute entière, que le TSL rende son verdict. Et voilà qu’il conclut en ne condamnant qu’un seul membre du Hezbollah, Salim Ayache, qui court toujours depuis.
Nous, Libanais, avons le malheur d’être les victimes d’une injustice collective. Des stigmates physiques et psychologiques de la guerre civile, toujours pas traités, jusqu’aux dégâts et ravages causés par la plus importante des explosions non nucléaires de l’histoire moderne, il nous est dénié le droit de voir des enquêtes menées avec impartialité et les criminels arrêtés. Pour préserver l’honneur et la dignité qu’il nous reste encore, nous devons nous rabattre sur une certaine idée, poétique et personnelle, de la justice. Une idée revendiquée à cor et à cri dans la rue ces dernières années, avec nos droits à la souveraineté et la transparence. Depuis l’appel du 14 mars 2005 pour mettre fin à l’hégémonie de la Syrie jusqu’aux manifestations contre la corruption et l’incompétence des dirigeants, menées en 2015 au sein du mouvement « Vous puez », nous n’avons, en réalité, cessé de réclamer justice. Pourtant, un peu plus d’un an après avoir vécu la magie du soulèvement du 17 octobre, le Liban est aujourd’hui au bord du gouffre et sans solution pour s’en dégager.
Débat étouffé ou tué
La thaoura a été marquée par l’exigence d’une politique économique fiable et d’une gouvernance transparente. Elle visait à mettre fin une fois pour toutes à l’ère de la guerre civile en exigeant de tous les responsables politiques, quelles que soient leurs appartenances partisanes, qu’ils rendent des comptes. Le slogan « Kellon yaane kellon » n’épargnait aucun d’entre eux. Mais aujourd’hui, la revendication pour un changement radical de la classe politique risque de s’estomper tant que justice n’est pas faite. Pour que le Liban survive, il faut que les réformes exigées abordent tous les aspects déterminant la guerre et la paix. À commencer par la question des armes du Hezbollah.
Certes, les manifestants descendus dans la rue depuis le 17 octobre 2019 ont protesté contre tous les bords politiques, solidairement responsables du désastre économique dans lequel était plongé le pays et l’on ne saurait confondre totalement leurs revendications avec celles du mouvement du 14 Mars. Cependant ces dernières, comme toutes les remises en cause du statu quo, n’ont jamais fait l’objet de débats politiques : elles ont simplement été étouffées ou, au sens propre, tuées.
Les derniers mots de mon père, rédigés sur Twitter quelques minutes avant son assassinat, reflétaient ce sentiment : « Le Hezbollah exerce une énorme pression pour disposer des mêmes pouvoirs diplomatiques et de politique intérieure que ceux dont disposait la Syrie pendant 15 ans. » Mon père avait pour objectifs prioritaires la neutralité du pays et sa distanciation vis-à-vis des conflits régionaux. L’exercice d’une telle politique de neutralité aurait mis à ses yeux le Liban à l’abri des crises régionales et lui aurait permis – pour reprendre ses mots – « de rattraper le temps perdu » et corriger les erreurs passées. Il était convaincu que, depuis la signature des accords du Caire de 1969 autorisant les activités militaires de l’OLP sur notre sol, nous avions abandonné notre souveraineté à l’influence étrangère. Autrement dit, que nous ne gouvernerions plus nous-mêmes. En dépit de la crise financière, de la pandémie de Covid-19 et de la catastrophe du 4 août, le mouvement du 17 octobre a remporté certains succès. Le plus remarquable sans doute a été la révision du concept de « résilience » des Libanais. Ce jour-là, ce phénix s’est enseveli lui-même sous les débris et les cendres. De jeunes et courageux manifestants ont alors regagné la rue pour crier leur indignation et sont restés debout face à l’intimidation policière, parvenant même à chasser certains ministres et dirigeants politiques des lieux publics et restaurants où ils ne manquaient pas de se rendre. Ils ont aussi dissuadé les représentants du gouvernement d’apparaître en public à Gemmayzé ou Mar Mikhaël. Parallèlement, des organisations de la société civile se sont immédiatement mobilisées et ont recruté des volontaires pour compenser l’absence des institutions étatiques dans les opérations de secours et de réhabilitation : les habitants des quartiers dévastés ont déblayé les débris et donné refuge aux sans-abri et distribué nourriture et vêtements généreusement recueillis. Quant aux donateurs, ils ont décidé d’acheminer leurs dons par le truchement d’ONG locales pour éviter la corruption et les détournements habituels des dirigeants du pays.
Contrairement à la « résilience », la prétendue « résistance » n’a, elle, pas été véritablement ébranlée. Si des habitants de Nabatiyé, comme à Tripoli, ont grossi les rangs des manifestants dès les premiers jours du mouvement, si le Hezbollah y a été conspué comme tous les autres dirigeants, des perturbateurs n’ont pas tardé à réagir violemment.
Dialogue sans issue
Il reste que, même au firmament du mouvement, la plupart des protestataires répugnaient à inclure le désarmement du Hezbollah parmi leurs revendications, sans doute par peur de s’aliéner les sympathisants du Hezbollah ou de représailles sanglantes. Cette pudeur me semble infondée dans la mesure où il est impossible de reconstruire le Liban dès lors qu’un État dans l’État est maintenu dans ses prérogatives et lutte pour les conserver. Autrement dit, exclure d’emblée le désarmement du Hezbollah du débat sur les réformes nécessaires revient à exclure toute possibilité de renaissance du Liban et de justice à l’égard des générations futures. Mon père était convaincu que la seule issue possible à l’impasse était de sortir les conflits régionaux du débat politique interne. En s’éloignant des postures des despotes et autres zélotes des puissances régionales, cette politique à long terme pourrait nous arracher au chaos perpétuel, panserait nos blessures et permettrait une reconstruction durable. Pour lui, le sabotage de nos institutions entamé en 1969 avait entraîné le chaos puis la guerre civile tout comme les invasions israéliennes successives, l’occupation du pays par la Syrie et enfin l’actuelle mainmise d’une milice mafieuse sur l’ensemble du pays et ses institutions. Et pour que les réformes voient enfin le jour au Liban, toutes les milices, sans exception, doivent être reléguées aux oubliettes de notre histoire.
Car les crimes ne peuvent pas être camouflés pour ménager les sensibilités.
Les récentes variations du « dialogue national » sur les armes non étatiques sont pratiquement dictées par le Hezbollah. Le dialogue pour le dialogue est tout simplement un processus sans issue, comme en témoigne la déclaration de Baabda de 2012 sur la distanciation vis-à-vis de la guerre syrienne, signée par le Hezbollah mais ignorée dans les faits. Dans un billet publié le 11 octobre 2012 sur son blog, mon père a écrit que « malheureusement – mais de manière prévisible – les actions et les positions du Hezbollah ont douché les principes de Baabda ».
Tourner la page
Dans un tweet daté du 14 novembre 2013, il ajoutait que le parti de Dieu ne laissait en réalité que trois options au Liban : « Leur déléguer la souveraineté de l’État ; retomber en guerre civile ; ou pousser au divorce. » Aucune n’est de bon augure. Il reste que les principes, chimériques ou non, sont les seuls piliers sur lesquels nous pouvons nous appuyer : si le Liban veut véritablement tourner la page et mettre fin à un demi-siècle de violence et de désintégration, il n’y a tout simplement pas d’autre alternative au désarmement du Hezbollah. Une justice sélective est incohérente. Trente ans après la fin officielle de la guerre civile, l’ordre d’après-guerre se définit par l’incohérence : des vagues intermittentes de prospérité étant sans cesse ponctuées par des guerres, des crises, voire une faillite complète. La sécurité des frontières et la politique étrangère du pays ne sont sans doute pas la priorité d’une contestation axée sur la lutte contre la corruption. Et les revendications relevant de la politique intérieure doivent incontestablement demeurer la colonne vertébrale du mouvement, mais pas au prix de l’effondrement potentiel du pays.
L’an dernier, en cette même période, j’avais rejoint les rangs de milliers de manifestants remplis d’espoir. La passion pour la justice et la fierté nationale dominaient le mouvement. Aujourd’hui, le silence règne sur cette même place des Martyrs où j’avais coutume de me rendre avec mon père avant qu’il ne devienne un homme public. Lors de l’un de nos multiples pèlerinages effectués en 2005 au mausolée de Rafic Hariri, nous pouvions apercevoir sur les murs environnants plusieurs affiches et graffiti appelant à mettre fin à la violence politique. Et revendiquant l’avènement d’un principe, aussi absent de notre histoire récente que nécessaire à notre avenir : la justice.
Par Ronnie CHATAH
Animateur du podcast « The Beirut Banyan » et fondateur du « WalkBeirut Tour ».
Mohamad Chatah victime de la tyrannie et du terrorisme Irano-Libanais !!
13 h 19, le 01 janvier 2021