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Nos Lecteurs ont la Parole

Lettre au Liban : J’ai peur pour toi...

Tes lettres sont celles du bilan : on ne pouvait fêter la venue d’une nouvelle année sans dresser celui de ton année 2020. Avant tout, sache que je ne pensais pas devoir, un jour dans ma vie, surtout après un certain 17 octobre 2019, faire ton éloge funèbre. Tu es devenu l’homme malade que fut, un temps, l’empire dont tu voulais te débarrasser. Tu ne te déplaçais plus qu’en te reposant sur les béquilles de ta jeunesse, et il est ensuite venu le temps où ta chaise roulante ne pouvait plus te porter tant ses roues étaient embourbées dans la pâte à papier des milliards de billets de banque disparus dans la tumeur de ta corruption.

Sache que j’ai longtemps repoussé le moment de t’écrire ces quelques mots. En juin, je t’aurais dit que j’avais peur de retrouver ton soleil torride encore plus alourdi par la peur de tes enfants et l’inquiétude du lendemain. En août, j’ai ressenti une nouvelle fois la fierté de ton peuple, une fierté dans l’unité face au besoin de reconstruction, à la contrainte de résilience. Mais, somme toute, une fierté qui n’était que le dernier soubresaut de l’illusion d’un peuple uni. Une cohorte qui ne sait pas si elle aura son pain quotidien lors du prochain repas de famille ne peut plus être un peuple.

Tu n’as plus de peuple, tu n’as plus ton territoire non plus. Ton Sud est toujours convoité, et sur ce point, le discours belligérant sur l’ennemi national cruel et tortionnaire est devenu désuet : comme les autres pays arabes en défaut de démocratie, tu ne peux plus vivre sans ton ennemi d’antan. Ta plaine est un camp d’entraînement militaire en plein air, plus qu’un vivier agricole qui pourrait préserver ton indépendance alimentaire. Ton Nord est délaissé à son sort de misère. Ta capitale… Seul le silence peut exprimer ce qu’il y a à en dire.

Tu n’as plus ton peuple, tu n’as plus ton territoire. Que te reste-t-il d’un État-nation ? Ni l’autonomie intérieure ni la reconnaissance extérieure. La première est gangrenée en ton sein par l’État confédéré qui sévit en ton cœur. L’union autour de l’idée d’un seul Liban est définitivement morte : elle n’est plus le fait que de quelques intellectuels qui comprennent encore ce qui t’a fait au siècle passé. Mais force est de constater que tu as échoué, malgré les semblants d’espoir des années 1990, à générer la diffusion d’une idée d’unité libanaise. Et ce par défaut de laïcisation, par défaut de liberté, par défaut de transparence. Mais la laïcité reste ce qui te manque le plus : continuer à te définir comme un pays de communautés religieuses équivalentes à des communautés politiques ouvrait la voie au fait que l’une d’entre elles dévie en un régime religieux totalitaire en puissance, une sorte d’embryon de Gilead, le nom de l’État créé par Margaret Atwood dans sa Servante écarlate.

Attention, cependant : ce n’est pas la faute d’une communauté, ou de ses membres, qui eux-mêmes ne comprennent pas ce qui se passe, en raison du défaut d’éducation qui est l’essence même de toute dictature. Chacun et chacune des citoyens du feu Liban a une part de responsabilité pour n’avoir pas essayé d’infléchir la trame des événements à un moment de l’histoire, évènements qui auraient pu aléatoirement mener n’importe quelle mouvance communautaire à devenir un embryon dictatorial, dès lors qu’elle aurait trouvé un peu d’argent et beaucoup de fusils.

Plus de reconnaissance extérieure non plus. La volonté de te venir en aide s’amenuise à mesure que les jours passent. On finira par se détourner de toi, sur la scène internationale, et à ce moment, plus personne ne s’indignera, ou ne fera quoi que ce soit d’autre que s’indigner, lorsque te sera porté le coup fatal, peu importe qu’il vienne d’un ultime coup de poignard de corruption et de mauvaise gérance, ou bien qu’il vienne d’une satellisation par une puissance extérieure. S’il y a une chose que j’aurais invariablement pu te dire depuis une dizaine de mois, et encore plus aujourd’hui, à quelques jours de rentrer chez toi pour les fêtes, c’est bien celle-ci : j’ai peur pour toi.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Tes lettres sont celles du bilan : on ne pouvait fêter la venue d’une nouvelle année sans dresser celui de ton année 2020. Avant tout, sache que je ne pensais pas devoir, un jour dans ma vie, surtout après un certain 17 octobre 2019, faire ton éloge funèbre. Tu es devenu l’homme malade que fut, un temps, l’empire dont tu voulais te débarrasser. Tu ne te déplaçais...

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