Le patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, a craint dimanche que l'enquête sur les explosions meurtrières du port de Beyrouth ne soit "politisée" et ne "meure" si elle est déférée devant le Parlement, alors que le suivi de la déflagration du 4 août fait polémique depuis une dizaine de jours, après l'inculpation de quatre responsables politiques, notamment le Premier ministre démissionnaire Hassane Diab.
Dans son homélie dominicale, à Bkerké, le patriarche a souhaité que "l'enquête judiciaire se poursuive". "Les gens ne s'intéressent pas aux jurisprudences contestées, a lancé Mgr Raï. Ce qui les intéresse, c'est de savoir qui a tué leurs enfants, fait exploser le port et détruit la capitale". "Ce qu'ils veulent, c'est de savoir qui a fait venir les matières explosives, qui en était le propriétaire, qui a permis de les stocker et qui en a retiré, régulièrement, certaines quantités", a-t-il ajouté. Le patriarche faisait référence à la thèse de certains médias et observateurs selon lesquels la déflagration du 4 août n'était pas celle de la totalité des 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium qui se trouvaient dans le hangar 12 du port, mais que le chargement initial, arrivé en 2013 à Beyrouth et stocké en 2014, avait été utilisé au fil des années. Plusieurs de ces observateurs accusent, dans le cadre de cette théorie, le Hezbollah d'être allé à plusieurs reprises se servir dans le hangar en nitrate d'ammonium, qui peut être utilisé dans la fabrication d'explosifs.
"Les gens veulent également savoir qui a failli à ses responsabilités, que ce soit au niveau politique, judiciaire et sécuritaire", a insisté le patriarche.
Effondrement de la structure de l'Etat
Le cardinal Raï a en outre estimé que si "certains veulent déférer le dossier" de l'enquête devant le Parlement, cela risque de provoquer "la mort de l'enquête", qui serait alors "politisée par les différents groupes parlementaires". "L'enquête s'achèvera mal si les atermoiements se poursuivent", a-t-il lancé. Mgr Béchara Raï a encore souhaité que "la justice, qui est un édifice constitutionnel qui n'est pas encore tombé, ne tombe pas". "Si la justice tombe, toute la structure de l'Etat s'effondrera avec elle".
La double explosion du 4 août a fait plus de 200 morts et 6.500 blessés. Une partie de la capitale a été entièrement ravagée. Le 10 décembre, le procureur chargé de l'enquête près la cour de justice, le juge Fadi Sawan, avait inculpé le Premier ministre démissionnaire Hassane Diab, et trois anciens ministres, Ali Hassan Khalil (Finances), Ghazi Zeaïter et Youssef Fenianos, qui avaient tous deux dirigé le ministère des Travaux publics et des Transports. Accusés de "négligence et d'avoir causé des centaines de décès", et convoqués cette semaine pour être interrogés, aucun des quatre hommes ne s'est présenté devant les juges. Ces inculpations ont provoqué une levée de bouclier au sein de la classe politique et les personnalités mises en accusation affirment qu'elles jouissent d'une immunité et ne peuvent être jugées que devant la Haute cour de justice, qui dépend de la Chambre. L'enquête a alors été temporairement suspendue en attendant de statuer sur le recours présenté par Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter. Selon l'Ani, cette suspension durera dix jours, le temps que le juge Sawan réponde au recours présenté contre lui par les deux députés.
Le métropolite de Beyrouth, Mgr Elias Audi, s'est également penché dans son homélie sur l'enquête du juge Sawan et ses répercussions politiques. "Tout le monde veut la vérité et la justice et clame qu'il faut respecter la justice et la maintenir loin des considérations politiques, a-t-il souligné. Mais lorsque la justice essaie de mener à bien sa mission, tout le monde veut défendre sa religion, sa confession et sa communauté". "Les autorités veulent-elles dévoiler la vérité ou la cacher ?, s'est-il interrogé. Comment la justice peut-elle fonctionner si toutes les communautés empêchent que ses membres rendent des comptes ?"
Des critères "secondaires"
Le patriarche maronite a par ailleurs souligné avoir effectué des "démarches" pour pousser les responsables à former le gouvernement, attendu depuis plus de quatre mois, après avoir ressenti "les tragédies" que vivent les Libanais, qu'il s'agisse de "la faim, la pauvreté, le chômage, le désespoir, la perte de leur confiance dans leur nation". Il a dit craindre "la chute des institutions constitutionnelles, et surtout l'exécutif". Le dignitaire a ajouté que cette initiative, "qui se poursuit", est personnelle parce que "personne ne mérite que pour elle la mise sur pied du cabinet soit retardée un jour de plus". Dans ce cadre, il a estimé que tous les "critères" éventuels relatifs à la formation du cabinet sont "secondaires, à l'exception des critères constitutionnels et établis dans le document d'Entente nationale".
En parlant de ces "critères", Mgr Raï faisait référence à la revendication du Courant patriotique libre (CPL, fondé par le chef de l'Etat, Michel Aoun) qui réclame que le Premier ministre Saad Hariri se base sur des "critères unifiés" pour former son équipe. Le CPL estime notamment que si le tandem chiite peut choisir ses ministrables, cela devrait être permis à toutes les formations politiques, tandis que M. Hariri ambitionne de former un cabinet composé de personnalités indépendantes.
D'autre part, dans le cadre de ces tractations que mène le patriarche, ce dernier a reçu, avant la messe dominicale, le député Ibrahim Kanaan, membre du CPL. A l'issue de leur réunion, M. Kanaan a estimé que "les querelles ne peuvent plus continuer" entre les formations politiques. "Le président Aoun est prêt à clore le dossier gouvernemental, conformément à la logique constitutionnelle et à l'initiative française", a-t-il ajouté.
Vendredi, le patriarche avait été reçu à Baabda par le président Aoun avant de s'entretenir avec le chef du CPL, Gebran Bassil. Deux jours plus tôt, il avait discuté de la formation du cabinet avec le Premier ministre désigné, Saad Hariri. Depuis sa désignation pour former le cabinet, le 22 octobre dernier, M. Hariri peine à trouver un terrain d'entente avec le président Aoun. Leurs négociations butent notamment sur la répartition des portefeuilles et la nomination des ministrables. Au cœur de cette polémique se trouve aussi le refus de Saad Hariri d'accorder le tiers de blocage au CPL et au chef de l'État.
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"Les gens veulent savoir qui a fait venir les matières explosives, qui en était le propriétaire, qui a permis de les stocker et qui en a retiré, régulièrement, certaines quantités". L'accusation est très claire et le patriarche n'a pas l'habitude d'en porter à la légère.
Yves Prevost
07 h 15, le 21 décembre 2020