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Culture - Musique

2020 selon Blu Fiefer, une fachet khele’

À la faveur de son corrosif et explosif « Sint el-ew » qui recense, tout en slam, les malheurs empilés au compteur de 2020, Blu Fiefer caracole en tête des classements et tend à notre époque un miroir non déformant, aussi régalant que défoulant...

2020 selon Blu Fiefer, une fachet khele’

Blu Fiefer refuse désormais et plus que jamais « de se la boucler », elle reste profondément humaine. Et libre. Capture d’écran

Le jargon libanais a de ces expressions géniales, mais hélas intraduisibles. Fachet khele’. Se défouler? Relâcher ses nerfs ? Dégager le poids qu’on a sur la poitrine ? Sortir ce que l’on a dans ses tripes ? Aucune de ces traductions approximatives ne réussit à exprimer le pouvoir d’une fachet khele’ aussi bien que le fait Blu Fiefer dans son single corrosif et explosif Sint el-ew (Année de m..., NDLR), qu’elle a balancé sur les réseaux sociaux voilà trois semaines et qui, tournant en boucle, a instantanément trouvé un écho inespéré (viral) chez toute une génération de Libanais qui, à l’instar de l’artiste, n’en peut plus de gober les inénarrables abjections et humiliations de la voyoucratie de la classe dirigeante, mais aussi tous les malheurs ont ponctué l’année 2020. Sint el-ew, réinvention version slam et hip-hop du titre-manifeste de Ghassan Rahbani, Sint el-2000, « qui nous fait surtout réaliser qu’en fait, vingt ans plus tard, rien n’a changé. Pire, c’est la catastrophe », pour reprendre les mots de Blu Fiefer.

Blu Fiefer semble avoir réchappé d’un vidéo-clip des années 90 dans cet opus entièrement filmé sur smartphone. Capture d’écran

Un tube fait maison
Si le refrain obsédant disant « Corona aal terwi’a, corona kell d’i’a » (Corona au petit déjeuner, corona à chaque minute) a fait caracoler ce morceau en tête des classements, son accouchement est loin d’avoir été facile. « Tout au long de cette année éminemment difficile, et d’autant plus pour les artistes qui, comme moi, se sont retrouvés dans une situation on ne peut plus précaire, il m’a été impossible d’écrire quoi que ce soit », confie Blu Fiefer. Confinée avec son copain et deux amis dans son studio de Kléiat, elle tombe par hasard sur la chanson de Ghassan Rahbani et se dit aussitôt, comme ça, au hasard : « Il nous faut un hymne similaire, qui puisse poser des questions inhérentes à notre époque, et raconter ce que nous vivons d’invivables. » En jouant presque, l’autrice et compositrice trouve dans cette brèche l’occasion de jeter noir sur blanc, de « vomir », dit-elle, l’étendue de sa colère.

Faute de budget, et avec les moyens de bord, les mots giclent et se bousculent, comme l’on vide son sac, pour celle qui tient à garder la main sur l’écriture donc, mais aussi la production, le mixage et surtout le visuel qui viendra, après le ras-le-bol de l’explosion du 4 août, se greffer à ce tube en devenir dont le vocabulaire sans chichi ni retenue « se veut cru, parfois même grossier, parce que nous ne pouvons plus accepter les langues de bois. C’est fini », se récrie Fiefer. Et de nuancer : « J’avais besoin que Sint el-ew reflète quelque chose de franc, mes complaintes qui sont celles de tous les Libanais, mais aussi les restrictions budgétaires qui étaient les miennes. On a tout fait seuls, sans chichi ni poésie, à la maison, avec mon copain Wassim Haddad et mon amie Magalie Doueihi. » Dans le sillage d’une quête forcenée de sincérité, Blu Fiefer s’embarque à l’improviste avec ses deux acolytes dans un road-trip du Koura à Beyrouth au terme duquel naîtra le clip de la chanson, intégralement filmé « avant le 4 août, je tiens à le préciser, et avec un iPhone pourri ».

Un condensé de cette année de m…
2020, Sint el-ew, année catastrophique, s’ouvre sur un extrait du journal télévisé de la MTV où l’on voit et entend la présentatrice marteler d’un air glacial, enveloppé d’une nappe de synthés enivrants : « Nous avouons aux yeux de tous que nous avons eu tort d’avoir été optimistes. » Le ton est donné. Partant de ce constat grinçant, démarre une descente aux enfers qui n’est en fait qu’un recensement des infortunes qui nous assaillent de tous bords, puisque Sint el-ew est surtout et avant tout un miroir pas déformant « tendu sur cette année de m... ». Au milieu de ces images d’archives qui cartographient donc cette année apocalyptique, les forces de l’ordre qui distribuent des coups aux manifestants, des poubelles qui dévorent la ville, des stations d’essence fantômes, un Premier ministre qui se préoccupe de redresser un drapeau tombé le jour de l’explosion, puis les visions indicibles du port de Beyrouth, Blu Fiefer semble avoir réchappé d’un vidéo-clip des années 90. Puissante, frontale, audacieuse et irrévérencieuse, armée seulement de son slam et ses injures assénées comme des gifles, se fichant pas mal des prévenances avec lesquelles les chanteuses de son époque polissent leurs propos. « Ça m’intéressait très peu de pondre une chanson lustrée, polie, bien peaufinée », concède même celle qu’on voit tantôt se déhancher devant un agent de change, tantôt affalée en face d’une boutique qui a mis la clef sous le paillasson, puis brandir un pignon de pin dans une boîte à bijoux, « les pignons sont devenus la chose la plus chère », disent les paroles.

Pour mémoire

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Pourtant, la véritable prouesse de Blu Fiefer est d’avoir échappé au piège d’une colère facile ou d’un misérabilisme dégoulinant, comme on a pu le voir au fil de la déferlante d’hommages et de chansons sortis ces derniers mois. Au contraire, punchlines « Sarit 2020, wou aal chamaa aaychin » (On est en 2020 et on vit à la lumière des bougies), mots justes et simples. « Je veux vivre décemment, je veux être heureuse » et humour au vitriol sont au rendez-vous de ce tube nerveux, viscéral et qui dépoussière, au passage, l’image astiquée de nos pop-stars éternellement recluses dans une mélancolie ou un optimisme écœurants. « Le succès que ce titre a pu m’octroyer ne me leurre pas, je reste lucide. Ces choses vont et viennent, l’essentiel pour moi est de représenter un moment de notre histoire », conclut-elle. Pari réussi, et avec autant de tendresse que d’ironie, car si Blu Fiefer refuse désormais et plus que jamais « de se la boucler », elle reste profondément humaine. Et libre.

Le jargon libanais a de ces expressions géniales, mais hélas intraduisibles. Fachet khele’. Se défouler? Relâcher ses nerfs ? Dégager le poids qu’on a sur la poitrine ? Sortir ce que l’on a dans ses tripes ? Aucune de ces traductions approximatives ne réussit à exprimer le pouvoir d’une fachet khele’ aussi bien que le fait Blu Fiefer dans son single corrosif et explosif Sint...

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