
Photo d'illustration : archives AFP
Déjà frappé par de multiples crises depuis l’année dernière, le Liban devrait bientôt faire face à une nouvelle épreuve avec la suppression attendue, quoique à une échéance indéterminée, des subventions portant sur un certains nombre de produits. D’après notre analyse, l’impact de cette suppression sur les ménages les plus vulnérables du pays sera immense et pourtant, presque rien n’est mis en place pour amortir le choc. Notre évaluation du système d'assistance sociale au Liban met en évidence une lacune majeure – l’absence de programmes de protection sociale – et un besoin immédiat d’adopter un tel système pour soutenir, sur le long terme, les ménages les plus vulnérables.
Durant des années, le gouvernement a dépensé entre 1,5 et 2 milliards de dollars par an pour soutenir le secteur de l'électricité. Les subventions du blé et des autres secteurs productifs s'élèvent à 30 millions de dollars par an. Cette année, après la forte dévaluation du taux de change non officiel, la Banque du Liban (BDL) a commencé à subventionner le carburant, le blé, les produits pharmaceutiques et les fournitures médicales en assurant aux importateurs des dollars américains au taux de 1515 LL/USD, ainsi qu’en subventionnant un panier de produits de consommation de base à un taux de 3900 LL/USD. Nous estimons que le coût total des subventions est désormais aux alentours de 4 milliards de dollars pour l’année 2020.
Si ces subventions n'avaient pas été adoptées, les importateurs auraient utilisé des dollars au taux de change non officiel (actuellement supérieur à 8 000 LL/ USD), ce qui signifie que les prix des produits auraient été considérablement plus élevés. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser initialement les subventions ont un effet régressif : une analyse approximative montre que jusqu'à 80 % des subventions peuvent en fait bénéficier aux 50 % les plus riches de la population, tandis que seuls 20 % vont à la moitié la plus pauvre. La raison en est simple : les subventions étant universelles, tout le monde en reçoit pour faire le plein de voiture ou acheter du pain. Mais comme les ménages plus aisés consomment davantage de produits subventionnés, ils finissent par se tailler la part du lion des bénéfices.
Ainsi, alors que les subventions des prix ont indubitablement ralenti la flambée des prix ces derniers mois pour tous les résidents du Liban, elles ne constituent sans doute pas la meilleure ni la façon la plus juste de dépenser une très importante somme d'argent pour soutenir les ménages. D'autant que ces subventions ne sont pas pérennes, la BDL ayant indiqué en septembre que la levée des subventions pourrait commencer dès la fin de 2020.
Alors que le Liban s’approche très rapidement de cette date, il est essentiel de réfléchir sérieusement à ce qui adviendra lorsque les subventions disparaîtront. Il est clair que les prix augmenteront davantage (l'inflation était de 137 % en glissement annuel en octobre) et sur une très large gamme de produits, dont beaucoup sont importants pour la survie de base et ne peuvent pas être facilement remplacés par autre chose. Les entreprises libanaises verront également leurs coûts de production augmenter davantage. Tout cela aura des effets dévastateurs sur les ménages de tout le pays, et cela à mesure que la pauvreté augmente, que les inégalités grandissent et que les vulnérabilités s’accroissent, mettant encore plus en péril la cohésion sociale déjà fragile du Liban.
Les ménages qui vivent au jour le jour avec des difficultés telles que s'occuper des enfants, vivre avec un handicap ou avoir à charge des personnes âgées, reçoivent peu ou pas de soutien. Ces ménages sont généralement confrontés à des besoins plus importants ou à des risques plus élevés que les autres, ils peuvent être moins aptes à travailler et peuvent avoir des dépenses plus élevées. Les ménages avec enfants font face à des choix de plus en plus difficiles, comme ne pas consulter un médecin lorsqu'un enfant tombe malade, dépenser moins pour leur progéniture en général, ou même recourir au travail des enfants ou au mariage des mineurs.
La plupart des pays avec un niveau de développement similaire ont mis en place un parachute permettant d' atténuer une telle chute : un système de protection sociale qui vous soutient lorsque vous êtes au chômage, vous rattrape si vous basculez dans la pauvreté et, surtout, soutient les personnes vivant au quotidien avec des vulnérabilités tout au long de leur vie. Les programmes d'aide sociale telles que les allocations pour familiales, les allocations d'invalidité et les pensions sociales sont des piliers des systèmes de protection sociale dans le monde. Le Liban manque de ce genre de parachute de secours. Si vous n’avez pas autre chose pour vous soutenir - comme des économies ou votre communauté - vous êtes souvent seul.
Un document à paraître de l'OIT et de l'UNICEF met en évidence les décisions stratégiques nécessaires pour établir une base de protection sociale solide pour le Liban. D'après notre analyse, l'absence de d'aides sociales globales au Liban constitue probablement la plus grande lacune de son système de protection sociale. Tous profitent des subventions, y compris les pauvres, les populations fragiles et la classe moyenne. Des programmes d'assistance sociale temporaires, réactifs ou étroitement ciblés ne suffiront pas à compenser les pertes au sein de la société.
Alors que la situation est désespérée, il est essentiel de réaliser que si le Liban venait à sombrer encore davantage sans avoir au préalable mis en place un système inclusif de garanties sociales, cela reviendrait à plonger les personnes les plus vulnérables du pays dans une catastrophe sociale, sacrifiant leur bien-être, et celle du pays dans son ensemble, pour de nombreuses années à venir.
Si le Liban peut dépenser 4 milliards de dollars pour une année de subventions - et en faire profiter par inadvertance les plus aisés - ne pourrait-il pas dépenser une fraction de cette somme pour combler cette lacune flagrante dans le système d'assistance sociale et cela en adoptant un programme de d'aides sociales ? Il serait bon de commencer de manière réaliste peut-être par une allocation familiales pour les plus jeunes, une allocation d'invalidité ou une pension de retraite aux citoyens les plus âgés et de faire usage de contrôles administratifs simples et transparents pour exclure les ménages aisés. Le Liban pourrait, ainsi, atteindre rapidement des centaines de milliers de ménages vulnérables avec une faible proportion des ressources consacrées aux subventions. Un tel système de subvention aiderait ces ménages au fur et à mesure que les temps deviennent plus durs, et réduirait la probabilité qu’ils aient à faire des choix difficiles qui peuvent particulièrement nuire aux membres les plus vulnérables de la société.
Élargir la protection sociale aujourd’hui est le seul moyen de garantir que l’ajustement économique massif du Liban ne se fasse pas au détriment de la classe moyenne libanaise et des plus vulnérables. Les subventions sociales peuvent aider à créer les conditions d’un redressement plus rapide et centré sur les individus et à préserver le bien le plus précieux du Liban : son capital humain et social.
L'attentisme est la pire option possible : si le Liban s'en remet à la providence pour les semaines et les mois à venir, sans préparer de plan pour anticiper cette nouvelle crise imminente, l’impact qu’elle aura sur la vie des Libanais détruira ce qu'il reste de leurs dernières lueurs d’espoir.
Par Yukie MOKUO, Représentante de l'Unicef au Liban.
Ruba JARADAT, Directrice régionale de l'Organisation internationale du Travail.