Le chef du Courant patriotique libre fondé par le président de la République Michel Aoun, Gebran Bassil, s'est adressé jeudi dans un courrier au président français Emmanuel Macron, l'implorant de poursuivre son soutien au Liban. Il a profité de cette occasion pour dénoncer de manière implicite le président du Parlement Nabih Berry, et le Premier ministre désigné Saad Hariri, dans le bras de fer qui les oppose au chef de l'État et au CPL sur la question de l'audit juricomptable de la Banque du Liban.
"Je m’adresse à vous à la suite du grand revers que vient de subir le projet de réformes, qui touche le cœur de l’initiative que vous aviez lancée lors de votre visite à l’occasion de l’anniversaire du centenaire du Grand Liban le 1er septembre", écrit le député de Batroun dans sa missive au chef de l'Élysée, en référence au retrait du cabinet Alvarez & Marsal qui était chargé de mener l'audit juricomptable de la BDL.
Système de corruption caché"
"A l’ombre d’une crise de liquidités, d’une diminution des avoirs des Libanais dans les banques, et de l'énorme déficit financier apparu dans les comptes de la Banque du Liban, il était normal que la refonte du système financier et bancaire, à travers un audit juricomptable (forensic audit) des comptes de la Banque centrale, soit en tête du document de réformes, ainsi que l’adoption d’une loi sur le contrôle des transferts de fonds vers l’extérieur", rappelle Gebran Bassil. "Malheureusement, cette loi n’a pas encore été votée, bien que nous ayons, au CPL, présenté plusieurs projets en ce sens au Parlement. Ceux-ci bénéficiaient au départ de l’appui de certains groupes parlementaires. Ces projets ont été rapidement rejetés lorsqu’ils ont été discutés en séance plénière. Il est évident que le fait de ne pas adopter une telle loi, un an après le début de la crise financière dramatique, est un indice concluant de l’existence d’un système de corruption caché derrière une fuite arbitraire des capitaux, à l’ombre d’une pénurie de liquidités et de la diminution des réserves nécessaires à l’importation des produits de première nécessité", estime encore le chef du CPL.
L’audit de la BDL, et plus précisément son volet juricomptable, vise à remonter à la source des transactions passées par l’institution bancaire pour détecter d’éventuelles fraudes. Il constitue l'une des principales réformes réclamées par les pays donateurs. Son lancement effectif est l'une des clés du déblocage de l’assistance financière que le pays a sollicitée du FMI en mai, sans succès pour l’instant, alors que le Liban traverse une très grave crise économique et financière, et a impérieusement besoin d'injection de fonds. La Banque centrale avait toutefois refusé d'envoyer certains des documents et des informations demandés par le cabinet Alvarez & Marsal, en charge de cet audit, au prétexte du secret bancaire. Le cabinet en avait conclu qu'il ne parviendrait jamais à mettre la main sur ces documents, même à l'issue du délai supplémentaire de trois mois convenu le 5 novembre dernier, et a rompu son contrat avec le ministère des Finances vendredi dernier.
Prenant acte de ce désistement, le chef de l'État Michel Aoun avait adressé mardi une lettre au Parlement pour discuter de la décision d'Alvarez & Marsal. Le président de la Chambre a aussitôt fixé une séance du Parlement, demain au palais de l'Unesco à 14h, afin de débattre de la lettre du président. Ces développements sont interprétés comme une nouvelle manche dans le bras de fer qui oppose Michel Aoun à Nabih Berry ainsi qu'à Saad Hariri, farouche défenseur de Riad Salamé, le gouverneur de la BDL.
"Monsieur le Président, nous vous avions conjuré de nous aider, à travers l’Union européenne, à dévoiler l’ampleur des fonds ayant fui à l’étranger de manière arbitraire depuis le 17 octobre 2019, et à les ramener au pays pour réduire l’impact de la crise et limiter les pertes chez les déposants. Nous réitérons cette demande aujourd’hui, toujours dans le respect des règles et des lois internationales en vigueur, pour arrêter la fuite organisée des capitaux dilapidés et divulguer les noms des personnes impliquées dans ce processus, car cela permettra aux Libanais de faire la distinction entre les réformateurs et les corrompus (...)", poursuit Gebran Bassil dans sa lettre.
Critiquant la Chambre des députés, le leader du CPL affirme que "jusqu’à ce jour, le Parlement n’a pas réussi à adopter un certain nombre de lois anti-corruption présentées par notre groupe, lesquelles avaient pour objectif de porter un coup aux corrompus et de mettre un terme au feuilleton de détournement des fonds publics". Parmi ces projets de loi, il y avait entre autres, la restitution des fonds dilapidés, une déclaration automatique des comptes bancaires et des biens mobiliers et immobiliers de toutes les personnes occupant une fonction publique et la création d’un tribunal spécial pour les crimes financiers. "Le Parlement a également tardé à adopter les lois sur l’indépendance de la justice et sur les achats publics qui figurent dans votre initiative. Ce retard est injustifié, surtout que l’adoption de ces lois ne nécessite pas la présence d’un gouvernement en fonction", déplore M. Bassil.
Éviter des sanctions
Concernant la mise sur pied du gouvernement Hariri, Gebran Bassil reconnaît que "sa formation tarde". Il met cela au compte de "la volonté de certains d’attendre les développements extérieurs et d’éviter des sanctions (...) et de la volonté de certains d’utiliser l’initiative française et la crise économique pour imposer des règles inhabituelles et anticonstitutionnelles, en contradiction avec le Pacte national. Ces conditions inédites portent un coup à l’équilibre national et à la stabilité politique du pays. Ce qui empêche l’instauration d’un climat politique stable, propice aux réformes".
Gebran Bassil est lui-même sous le coup de sanctions américaines que Washington lui a imposées récemment en l'accusant de corruption, abus de pouvoir et soutien au Hezbollah, classé groupe terroriste par les États-Unis.
Depuis une dizaine de jours, les tractations gouvernementales menées depuis près d'un mois par Saad Hariri sont au point mort, face aux demandes et conditions posées par les différents partis politiques et aux divergences opposant MM. Hariri et Aoun concernant notamment la nomination des ministres. Le nouveau gouvernement était pourtant censé être une équipe "de mission" resserrée, comme définie dans l'initiative d'Emmanuel Macron, le 1er septembre à Beyrouth. Cette initiative de Paris reprend les grandes réformes essentielles au redressement du pays. Tous les partis politiques avaient accepté d'appliquer cette feuille de route et s'étaient engagés à ce que l'équipe ministérielle soit mise sur pied rapidement, mais tous le délais fixés par la France à cet effet ont été depuis largement dépassés.
"Nous avons essayé de surmonter ces obstacles, par souci des réformes et parce que nous tenons au succès de votre initiative. Malheureusement, nous avons essuyé un grand revers avec l’annulation du contrat d’audit juricomptable des comptes de la Banque du Liban, conclu avec une société internationale spécialisée. Le système politico-financier qui contrôle le pays considère que cet audit n’est pas dans son intérêt. Au contraire, il y voit la possibilité d’être mis à nu, lui et ses malversations, devant l’opinion publique libanaise", poursuit M. Bassil.
Retracer les malversations
Il rappelle que "depuis 2005, alors qu’il était encore le chef de notre groupe parlementaire, le président de la République Michel Aoun tente d’effecteur cet audit juricomptable. Le système en place l’en a toujours empêché. Aujourd’hui, celui-ci a réussi à faire fuir la société chargée par le gouvernement d’effectuer l’audit, en refusant de lui fournir les informations nécessaires. Le président Aoun a adressé à ce sujet une lettre au Parlement dans laquelle il le pousse à faire le nécessaire pour relancer l’audit juricomptable des comptes de la Banque du Liban, en le considérant comme une introduction à l’audit de toutes les dépenses publiques. Nous cherchons avec lui, à faire en sorte que cette démarche aboutisse. Nous sommes convaincus de votre convergence de point de vue avec le président sur le fait que cet audit est prioritaire et constitue le point de départ du processus de correction financière et de récupération des capitaux pillés, donnés ou transférés".
"Nous sommes aussi convaincus de votre souci sincère d’aider le Liban et c’est pourquoi nous vous adressons cette lettre. Nous sommes inquiets pour votre initiative de sauvetage du Liban, mais nous sommes aussi persuadés que vous pouvez faire pression sur le système politico-financier qui refuse l’audit juricomptable, en le dénonçant avec les moyens dont vous disposez grâce au système bancaire européen et international qui vous permet de découvrir les faits et de retracer les malversations".
Et Gebran Bassil de conclure : "Nous sommes déterminés à effectuer l’audit juricomptable et à procéder aux réformes. Nous voulons aller jusqu’au bout de ce processus et je reste persuadé que ni vous ni la France ne laisserez le peuple libanais seul dans cette bataille".
Plus tôt, jeudi, le président français avait exhorté son homologue libanais à demander aux parties politiques de mettre de côté leurs intérêts personnels, confessionnels et partisans, afin de former rapidement un gouvernement capable de mener les réformes attendues par la communauté internationale et les Libanais, et qui conditionnent les aides nécessaires pour permettre au pays de sortir de la crise et d'éviter l'effondrement.
commentaires (10)
A la signature du contrat avec Alvaez et Marsal les 'dirigeants' ne savaient-ils pas qu'avec l'interpretation du secret bancaire on pouvait bloquer toute enquete menant a identifier ceux qui ont largement profite du reseau mafieux liant depuis des dizaines d'annees l'Etat la banque centrale et les banques ? Rares sont ceux qui n'ont pas profite des biens de l'Etat, alors toute enquete visant a les identifier publiquement semble a ce jour tres difficile a realiser. Car l'association des malfaiteurs regroupe , sauf a quelques exceptions, toutes les formations politiques.
Goraieb Nada
08 h 30, le 27 novembre 2020