Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Libres d’être

Noël était ma période de fête préférée de l’année. Entre les souvenirs de mon enfance, la chaleur familiale et les belles rencontres avec les amis, je me laissais envelopper par l’excitation fébrile, l’anticipation enivrante, des semaines à l’avance.

C’était avant. Quand le cœur y était encore, quand l’espoir était un sentiment légitime, voire une obligation dans un pays où la résilience était une qualité de facto, érigée sur le piédestal des valeurs sacro-saintes, haut sur l’échelle des vibrations énergétiques. Quand la vie à la libanaise battait son plein, entre extravagance typiquement méditerranéenne et déni pathologique des problèmes qui s’amoncelaient jour après jour, tels des nuages qui assombrissaient l’horizon, augurant un orage tonitruant. Quand les Libanaises et les Libanais ne juraient que par leur joie de vivre, croyant qu’elle était l’arme ultrapuissante pour déstabiliser des titans armés jusqu’aux dents, pour balayer d’un coup de semonce les soucis les plus tenaces. Quand ils vivaient purement et simplement dans leur bulle d’illusions, leur sens faussé de la réalité, leur capacité extraordinaire à enterrer des désastres sous des sables mouvants, à faire l’autruche au nom de je ne sais quelles traditions ancestrales, au nom d’une mémoire collective qui a cultivé l’art de raser des chapitres entiers de son histoire, l’art de remonter le temps pour effacer les souvenirs de guerres fratricides et d’échecs politiques et économiques successifs, au lieu d’en tirer les leçons existentielles, au lieu de déterrer les erreurs, les faux pas et les délits, de les réviser, de les corriger, de les retenir par cœur, un par un, pour ne plus les commettre, pour pouvoir les enrayer. Définitivement.

Pour pouvoir enfin vivre normalement, se sentir pour une fois citoyens à part entière, dignes, humains, bénéficiant des droits les plus élémentaires. Pour pouvoir se sentir libres.

Libres de s’exprimer, de crier leur rage contre un système confessionnel corrompu, contre un système bancaire qui a confisqué, en toute impunité, sans scrupule, sans remords, leurs économies, le fruit d’années de labeur, leurs indemnités de fin de service, l’argent consacré à l’enseignement de leurs enfants, à leur retraite, aux coûts des soins de santé en cas de maladie ou d’accident. Libres de voyager sans se sentir persona non grata à cause de leur nationalité, sans devoir mendier des dollars ou des euros, sans rêver de vivre en immigrés dans des contrées en deçà de leurs aspirations.

Libres de respirer de l’air frais, propre, et non pas les effluves intoxicants, cancérigènes de la pollution rampante, libres d’accéder aux services de base en ce XXIe siècle. Libres de dormir. Oui dormir. De faire des nuits complètes, et non pas piquer des crises d’anxiété et déambuler dans leurs foyers tels des funambules insomniaques, tels des animaux en cage.

Libres d’avoir des ambitions, des projets, des rêves, pour eux, pour leurs parents ou leurs progénitures, sans être tiraillés entre patriotisme et émigration, entre appartenance et révolution, entre espérance et résignation.

Libres d’exister en dehors de ce camp de concentration, en dehors de ce labyrinthe de corruption, en dehors des axes régionaux, en dehors des intérêts communautaires ou internationaux, en dehors des identités rancunières et des explosions meurtrières.

Libres de vivre farouchement, passionnément dans une patrie digne de ce nom. Une patrie qui mérite leurs sacrifices, une patrie où leur talent peut exploser, où leur excellence peut rayonner, où leur effort peut fructifier. Vivre au vrai sens du terme, et non à défaut de mourir.

Libres d’être.

En ce Noël 2020, alors que le Covid-19 bat son plein – bien que ce virus soit honnêtement le moindre des maux libanais –, alors que la santé mentale, physique et psychique des Libanais balance entre confinement et crise de survie, notre souhait le plus cher est tout simplement… d’être.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Noël était ma période de fête préférée de l’année. Entre les souvenirs de mon enfance, la chaleur familiale et les belles rencontres avec les amis, je me laissais envelopper par l’excitation fébrile, l’anticipation enivrante, des semaines à l’avance. C’était avant. Quand le cœur y était encore, quand l’espoir était un sentiment légitime, voire une obligation dans un...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut