Rechercher
Rechercher

Idées - Tribune

Sablier pour idées noires

Sablier pour idées noires

Anouk Grinberg.

«De quel mal souffrez-vous le plus ? » Presque tous ceux à qui je pose la question me répondent : l’absence d’espoir. Puis viennent les récits. Avec plus ou moins d’accablement, de dépression, de grande colère. Neuf fois sur dix, la suite est confiée à « Dieu », le malheur accepté, accueilli. « Grâce à Dieu. » « El-Hamdulillah. » Les têtes ne peuvent plus réfléchir ni les yeux voir en face. Les bras n’ont plus le droit d’embrasser. Ils tombent.

Sur les visages masqués, la solitude se voit à la loupe, elle est toute concentrée dans les regards qui hésitent entre se figer et fuir. Rares sont ceux qui sont à l’abri. Rares ceux qui ont encore la force de se poser dans le regard de l’autre. J’ai vu, hier, dans les yeux d’une femme irakienne trois fois exilée – d’Irak en Irak, d’Irak en Syrie, de Syrie au Liban –, l’étendue de trente ans de désastre. Quand sa douleur a trouvé quelques mots pour se dire, ses larmes et l’invocation du Christ – « Ya Yessoua el-Massih » – lui ont donné la force de n’avoir plus de force. La force de simplement continuer. Elle est brodeuse, elle a repris son fil et son aiguille – un jour, un point après l’autre – avec ses enfants et petits-enfants. Il y a une expression en arabe pour qualifier cette existence au rabais : « Al-hayat men ellet el-mawt » – la vie qui ne doit sa vie qu’à l’absence de la mort. Pour ceux qui ont faim, qui ont tout perdu, jusqu’à leur toit, le mot « survie » n’a pas de sens. C’est sans doute ce que me dirait le vieil homme installé sous un pont, à Sin el-Fil, avec, à ses côtés, le contenu de sa maison sauvé des ruines. Posés en pile : des livres, des assiettes, une lampe, un matelas et la chaise sur laquelle il était assis. Il lisait le journal. Quel sentiment lui procurait les nouvelles du jour ?

Que pouvait lui inspirer le spectacle obscène, répété à l’infini, de ceux qui ont gouverné son naufrage ?

Lire aussi

Les heures de silence

La relation humaine a beau être un bien quasi inné au Liban, il se passe en ce moment quelque chose de totalement inédit. Les rapports des gens entre eux sont en train d’accuser un énorme coup. Ils demeurent le capital le plus précieux du pays, son principal patrimoine, mais ils ne sont plus le baume qu’ils étaient ; ils sont, eux aussi, atteints par le mal. Exception faite des formidables groupes de solidarité, irrigués par la jeunesse, les Libanais ont d’une manière générale épuisé leurs réserves d’énergie : leurs réserves de « soi pour l’autre ». L’appauvrissement, la misère, le cumul des impasses, des ordures, des mensonges, l’exil de la jeunesse en mesure de partir, le coronavirus, les mesures de protection qui isolent… Ils n’en peuvent plus.

Le plus dur, l’innommable, c’est le 4 août. Personne ne parvient à affronter cette chose. Où trouver des mots qui soient à la hauteur ? Même s’appeler au téléphone, prendre des nouvelles, est devenu laborieux, difficile. Se battre pour changer la réalité, l’améliorer, est désormais une affaire de titan. Rien ne dit que le changement politique est à jamais impossible, tout dit en revanche qu’il réclame un mélange héroïque de renoncement et de pugnacité, de nerf, d’humilité, de courage et d’autorité réunis. Et encore, pas seulement. Le pays est au bord de la tombe, sa mince chance de survie relève à présent d’une rupture radicale. Il n’est plus d’issue possible en dehors de l’utopie. Laquelle ? La mise à l’essai d’un gouvernement provisoire laïc, affranchi de l’identité communautaire et doté de pouvoirs spéciaux.

Lire aussi

Le Choc

En attendant, le deuil, l’impuissance, l’absence de perspective sont partout dans l’air. Plus ils s’installent, plus la folie guette. Plus elle guette, plus s’installe le clivage entre dedans et dehors, entre le passé et l’avenir, entre soi et soi, entre soi et l’autre. Ce qui marchait un peu ou à peu près ne marche plus du tout. Pour tenir, on en fait moins, on se terre ; pour garder la raison, on s’en sert a minima. Le grand danger est précisément là : là où pour ne pas devenir fou on abdique, on banalise, on se perd. On perd la folie qui sauve de celle qui tue. Alors, le verbe continuer remplace le verbe bouger. On piétine, on se fait une place sur place. Dans ce recommencement accompagné du seul bien imprenable au pays – sa lumière –, il faut désormais beaucoup donner pour recevoir, beaucoup chercher pour trouver. Beaucoup inventer pour ne pas sombrer. Beaucoup se dépenser pour ne pas se contenter d’être en vie : pour vivre. Comme dans toute condition carcérale, les intrusions de la beauté sont alors d’autant plus magiques que l’on n’y croyait plus. Elles ne sont pas qu’esthétiques. Elles relèvent de tout ce qui résiste à la dégradation. Elles sont de petite taille. Artisanales. Conscientes de leur fragilité. Quand elles échouent, ce n’est pas grave. Elles sont prêtes à recommencer. Ce sont elles, ce sont ces minuscules victoires de l’empathie sur la haine, de l’éthique sur la crapulerie, de la vision sur le ressentiment qui constituent la fourmilière de notre salut. Les gens qui se mobilisent pour nourrir, soigner, reconstruire savent la valeur et l’insuffisance de ces gouttes d’eau. Ce sont eux qui maintiennent les lumières allumées. Ils sont les éclairagistes d’un pays plongé dans le noir.


Anouk Grinberg.


Un chauffeur de taxi à qui je demandais ce qui avait changé dans sa solitude ces six derniers mois a résumé la situation en peu de mots : « nous n’avons plus de “raddet faal”. » Textuellement, nous ne réagissons plus. Nous ne rendons plus la balle. L’action se passe de nous, au même titre qu’un verbe se passerait d’un sujet. Il est vrai que depuis les quelques acquis de ce que l’on a appelé un peu hâtivement « la révolution », les Libanais encaissent un montant ahurissant d’humiliations et d’abjections quotidiennes. Je me demande brusquement si la phrase ne vaut pas – toutes proportions gardées – pour le moral de l’ensemble des humains à la surface de la planète. Ce qui se vit au Liban, dans un espace saturé, effondré, s’inscrit dans un temps mondial. Un temps sorti de ses gonds qui connaît un phénomène comparable à celui d’un tremblement de terre. À ceci près que les dégâts intangibles de ce séisme temporel sont d’abord mentaux. Tandis que j’écris ces mots m’arrive un message. Une amie aux innombrables talents, Anouk Grinberg, m’envoie de Paris le dessin d’« un sablier pour idées noires ». L’intrusion de la beauté a bel et bien eu lieu. Ses minutes sont comptées ?

Oui, mais justement. Plus elles sont fugitives, plus elles brillent, ces minutes qui résistent au rouleau compresseur des jours, des mois. Le sablier contre la montre, c’est l’attention contre l’attente. Il peut suffire d’un mot, d’une couleur, du sourire d’un enfant pour remettre le temps en mouvement. Pour agir au lieu d’être agi. Pour pleurer d’autre chose que d’avoir tout perdu. Pour redevenir la vie.


Dominique Eddé est écrivaine.

«De quel mal souffrez-vous le plus ? » Presque tous ceux à qui je pose la question me répondent : l’absence d’espoir. Puis viennent les récits. Avec plus ou moins d’accablement, de dépression, de grande colère. Neuf fois sur dix, la suite est confiée à « Dieu », le malheur accepté, accueilli. « Grâce à Dieu. » « El-Hamdulillah. » Les...

commentaires (3)

"Comme dans toute condition carcérale, les intrusions de la beauté sont alors d’autant plus magiques que l’on n’y croyait plus"... très belle allusion à l'intrusion de la beauté dans un très bel article ! Nous vivons aujourd'hui ce que des peuples voisin et amis ont vécus récemment, les juifs en Allemagne, les goulag de l'URSS,les Arméniens sous les ottomans, les Li anis sous les ottomans, les irakiens avec Isis, les syriens sous les Assad, les Vietnamiens, les Uighur, etc. etc. Ces intrusions de beauté ont marqués ces peuples à tout les coups et ont fournis l'espoir et la renaissance éblouissante à chaque coup...allah karim!!! et merci pour ce très bel et émouvant article. L'image de ce frère libanais sous le pont de sin el fil est indélébile....

Wlek Sanferlou

23 h 43, le 25 novembre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • "Comme dans toute condition carcérale, les intrusions de la beauté sont alors d’autant plus magiques que l’on n’y croyait plus"... très belle allusion à l'intrusion de la beauté dans un très bel article ! Nous vivons aujourd'hui ce que des peuples voisin et amis ont vécus récemment, les juifs en Allemagne, les goulag de l'URSS,les Arméniens sous les ottomans, les Li anis sous les ottomans, les irakiens avec Isis, les syriens sous les Assad, les Vietnamiens, les Uighur, etc. etc. Ces intrusions de beauté ont marqués ces peuples à tout les coups et ont fournis l'espoir et la renaissance éblouissante à chaque coup...allah karim!!! et merci pour ce très bel et émouvant article. L'image de ce frère libanais sous le pont de sin el fil est indélébile....

    Wlek Sanferlou

    23 h 43, le 25 novembre 2020

  • Si elle n’adoucit que rarement les mœurs, la musique adoucit les douleurs, et c’est prouvé par la médecine.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    21 h 08, le 23 novembre 2020

  • La phrase peut paraître abrupte, mais ça coule de source : ""Pour pleurer d’autre chose que d’avoir tout perdu"". Evidemment, quand on a tout perdu, et la dignité, et l’honneur, sa maison, ses proches, quand on vit un naufrage sans fin, il ne nous reste qu’à admirer la beauté du monde, (oui, la beauté peut sauver) et sans défaitisme aucun, c’est ce qu’il nous reste à faire, reprendre son souffle et raccrocher son wagon au train de la vie. Ça me vient à l’esprit une déclaration d’un écrivain, (d’Ormesson, peut-être) qu’on peut vivre sans musique, sans cinéma, sans spectacle, sans peinture, j’ajouterai sans match de foot, ou une partie de poker, blotti dans sa prison de vie, mais dit-il, c’est beaucoup mieux de vivre avec. Seulement voilà, je me sauverai tout seul en admirant une beauté, et quand j’ai tendu la main pour relever un "frère", c’était pour essuyer une rafale de mitraillette. C’est très beau le premier dessin, beaucoup plus que le second, que votre amie l’Uccloise, fortement inspirée par les boules de l’Atomium, horreur de ferrailles destiné à la casse dès son inauguration, et désormais la fierté d’un pays. A chacun ses appréciations, et moi je préfère le premier dessin au second.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    20 h 29, le 23 novembre 2020

Retour en haut