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Politique - Décryptage

Au Liban, le retour à petits pas de la Sublime Porte

Les rumeurs sur les projets d’Ankara au pays du Cèdre vont bon train. Dans le Nord, la Turquie multiplie les initiatives, mais ne semble pas en mesure pour l’instant de jouer un rôle de premier plan.

Au Liban, le retour à petits pas de la Sublime Porte

Un drapeau à l’effigie de Recep Tayyip Erdogan dans le Akkar, lors de sa visite en 2010. Photo d’archives Michel Hallak

Dans le petit village de Koueichra, fort de 4 000 âmes, pas un drapeau turc ne flotte à l’horizon. Pas de photo du reïs (Erdogan) accrochée sur un mur ou à un poteau non plus. « On ne sort tout l’attirail que lors de la fête nationale le 29 octobre et le 15 juillet pour célébrer le jour de l’échec de la tentative de coup d’État », confie Hakam al-Hussein, adjoint au maire de ce village du Akkar, proche de la frontière syrienne. Ici, tout le monde ou presque parle le turc. Cette population tribale, qui avait choisi de rester dans la région du Akkar et de la Békaa lors de la chute de l’Empire ottoman en 1914, a renoué avec ses racines il y a seulement trente ans. « Nos liens avec la Turquie sont inébranlables en raison de nos origines turkmènes », raconte Hakam.

En 2010, les habitants de Koueichra avaient reçu en grand pompe Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, qui s’était engagé à investir dans le développement de cette région reculée. Ces dernières années, un projet permettant l’accès à l’eau potable au village a été mené à bien et une salle des fêtes a été construite par Ankara. Ces liens ont permis à des jeunes d’aller étudier en Turquie et à certains d’entre eux d’obtenir la nationalité. De quoi raviver une nostalgie ottomane dans ces cantons délaissés par les autorités locales. « Au Liban-Nord comme à Saïda, les gens aiment la Turquie. Il y a une filiation naturelle avec les sunnites et ils nous le montrent en étant extrêmement hospitaliers », relate un diplomate turc, sous couvert d’anonymat. Depuis plusieurs mois, les rumeurs sur l’influence grandissante de la Turquie au Liban vont bon train. Le retrait de l’Arabie saoudite, la puissance sunnite traditionnellement la plus influente au pays du Cèdre, laisse la place libre aux autres candidats. En réponse, Ankara grappille du terrain sans prétendre pour le moment remplacer le rival saoudien. « Il est certain que la nature a horreur du vide, donc nous serons là pour le combler », affirme sans détour le diplomate turc précité.

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Cette volonté de peser dans le jeu libanais s’inscrit dans une politique plus large qui va de l’Irak à la Libye en passant par la Syrie. Un projet impérial d’expansionnisme régional porté par une rhétorique qui fait la synthèse entre le néo-ottomanisme et l’ultranationalisme. Pour Jana Jabbour, spécialiste de la Turquie et enseignante à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth et Sciences Po Paris, l’ambition turque est visible. « Les Turcs ont un intérêt de puissance régionale qui veut élargir son emprise au Liban à travers une diplomatie humanitaire », explique-t-elle. Pour ce faire, elle mobilise l’aide au développement pour être au plus proche de la population à travers son agence Tika et le Croissant-Rouge turc. « Ils tiennent un discours de rapprochement, en expliquant qu’ils ne sont pas des impérialistes ou des Occidentaux colonisateurs, mais qu’ils sont un pays en développement comme le Liban, et qu’une aide inconditionnelle est offerte au nom de cette fraternité », poursuit Jana Jabbour. Dans l’optique d’étendre son assise, la Turquie est parvenue à tisser des réseaux au sein de la communauté sunnite de tout le pays, en finançant différents projets. Un hôpital devrait ouvrir ses portes dans les prochaines semaines à Saïda.

Dans les faits, il est néanmoins difficile d’évaluer le montant des aides allouées ou des projets lancés par la Turquie. L’opacité est de mise, et plus encore ces derniers mois à cause des accusations d’ingérence dans les affaires intérieures qui ont circulé dans les médias. L’agence Tika a par exemple refusé toutes nos demandes d’interview. « Nous ne nous mêlons en aucun cas des affaires domestiques », affirme le diplomate turc en réponse aux accusations.

À Tripoli, le 6 septembre 2019, des représentants de la communauté sunnite arboraient les drapeaux libanais et turcs, signe des liens forts qui unissent les deux pays. Photo Association libano-turque.

« On cherche les Turcs ! On ne les voit pas »

Quelques jours après les explosions au port de Beyrouth le 4 août dernier, le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavusoglu annonçait que le président Erdogan lui avait donné pour instructions d’accorder la citoyenneté à tout Libanais turkmène ou d’origine turque. « On n’a plus espoir en notre pays et pas d’autre choix que celui d’émigrer. Qui va nous accepter à part la Turquie ? » confie une quinquagénaire sunnite de Beyrouth, en quittant l’ambassade de Turquie à Rabieh, où se pressent chaque jour des Libanais qui espèrent obtenir un permis de résidence. Près de 9 600 naturalisations (sur environ 18 000 demandes) ont été accordées jusqu’en 2019, mais L’Orient-Le Jour n’a pas été en mesure d’obtenir la confirmation d’une hausse des demandes courant 2020.

Le soft power turc est à l’ouvrage, particulièrement dans les régions sunnites. À Tripoli, l’admiration vouée à Erdogan et à la Turquie est loin d’être timide. La nostalgie de l’époque ottomane est palpable. « Ce sentiment renforce davantage leur attachement à la Turquie, d’autant que la ville de Tripoli était une capitale régionale jusqu’à la fin du XIXe siècle au temps de l’occupation ottomane, alors qu’elle est aujourd’hui complètement marginalisée et vouée à l’abandon », explique Souhaib Jawhar, journaliste qui suit de près le dossier turc. Les autorités turques n’hésitent pas à investir dans la restauration de monuments et de bâtiments datant de cette époque, nombreux à Tripoli. La grande horloge de la place al-Tall, cadeau du sultan Abdelhamid à la ville en 1901, a fait peau neuve en 2018, cinq ans après le lancement du projet. Le bureau de la présidence turque aurait notamment ordonné de lancer un projet de recensement de tous les sites archéologiques et historiques de l’époque ottomane à Tripoli. Certains projets sont notamment facilités par deux membres du conseil municipal de Tripoli détenant la nationalité turque, et actifs au sein d’associations d’amitié libano-turques. Des organisations montées par d’anciens diplômés de Turquie « qui veulent contribuer à renforcer les liens entre les deux pays et qui ont de très bonnes relations avec l’ambassade. Ils aident à organiser tous les événements culturels ou les conférences qui font la propagande de la Turquie », relate Jana Jabbour.

Une approche en direction de Baha’ Hariri

Le président turc n’a rien à envier aux politiciens sunnites de la région dont les portraits recouvrent des façades entières, et ce même hors période électorale. Vers Souk el-Arid ou Beddaoui, personne ne s’étonne de voir au détour d’une rue le visage du président turc, frappé d’un slogan laudatif. Là-bas, personne ne s’étonne non plus de voir arriver une horde de mobylettes brandissant le drapeau rouge au croissant blanc, à chaque fois qu’une atteinte est portée aux Turcs ou à leur président. Au plus fort de la révolution démarrée en octobre 2019, des voix se sont élevées à travers le pays à cause de la participation active de Tripoli et de ses habitants, soupçonnant une instrumentalisation des services de renseignements turcs. « C’était absurde d’entendre ça car nous avons nous-mêmes financé les manifestations », dénonce Faouzi Ferri, un professeur de Balamand et activiste de Tripoli. « Très honnêtement, on cherche les Turcs. On ne les voit pas ! » dit-il.

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Cette influence dans les régions nord et à Saïda ne veut pas toutefois dire que l’argent en provenance d’Ankara coule à flot. « C’est certain qu’on nous soutient, mais pas tant que ça. Regardez ce bâtiment en béton par exemple. C’est un projet d’école démarré en 2005, et depuis plus rien. Cette année, on nous a envoyé des stocks de blé à deux reprises, mais c’est tout », confie l’adjoint au président du conseil municipal de Koueichra. Loin des affiliations politiques, des régions pauvres sunnites seraient prêtes à recevoir une main tendue de n’importe quel pays, et ce même de l’Iran. La Turquie se défend quant à elle de concentrer ses aides aux populations sunnites. « Après les explosions, nous avons apporté notre soutien aussi bien dans les quartiers chrétiens que dans la banlieue sud », affirme le diplomate turc.

Traditionnellement, Ankara entretient de bonnes relations avec tous les partis politiques libanais. Mais dans la cour sunnite, c’est naturellement avec le courant du Futur que les liens sont les plus solides. Délaissé par son parrain saoudien, Saad Hariri est un cœur à prendre. Le Premier ministre désigné semble entretenir plutôt de bons rapports avec Ankara, mais il n’en fera probablement jamais son principal interlocuteur. Cela voudrait dire tourner complètement le dos à l’Arabie saoudite, dont les relations sont très froides avec la Turquie, mais aussi envoyer un mauvais message à Paris, son principal soutien actuellement, à couteaux tirés avec Ankara. « Les Turcs ont essayé d’explorer d’autres options parmi les leaders sunnites, notamment avec l’ancien ministre Achraf Rifi et même tenté une approche en direction de Baha’ Hariri (le frère de Saad) », affirme Jana Jabbour.

L’investissement politique de la Turquie est plus subtil qu’il n’y paraît et, de fait, inquiète différentes parties, notamment la communauté arménienne du Liban, alors même que l’Arménie vient de perdre une partie du Haut-Karabakh après une guerre éclair avec l’Azerbaïdjan, soutenu par Ankara. « Depuis le début de la guerre en Syrie, les services turcs ont fait le tour du Liban pour retrouver des sensibilités soi-disant turkmènes, n’hésitant pas à éduquer, payer et instrumentaliser ces gens », déplore un diplomate arménien sous couvert d’anonymat.

Saad Hariri et Recep Tayyip Erdogan, lors de la visite de ce dernier en 2010. Photo Michel Hallak

Les tensions avec la France

Si le jeu turc inquiète à la fois l’Arabie et l’Iran, eux-mêmes adversaires sur le terrain libanais, c’est avec la France que les relations semblent les plus tendues. Mi-août, Recep Tayyip Erdogan avait accusé Emmanuel Macron de « colonialisme », lors de sa visite du port de Beyrouth et vivement critiqué l’initiative française qui place Paris au cœur du jeu politique libanais. En réponse à notre demande d’interview, un notable tripolitain et membre actif du réseau d’associations d’amitié libano-turque, nous envoie un article paru le mois dernier sur des agents de renseignements français qui chercheraient à déterminer l’ampleur des aides turques allouées au Liban. « Pourquoi n’écrivez-vous pas plutôt un article sur l’influence française au Liban », lance un conseiller du député sunnite Fayçal Karamé, qu’on dit proche d’Ankara. Dans son chalet du bord de mer, le fils de l’ancien Premier ministre Omar Karamé balaie d’un revers les rumeurs sur l’emprise de la Turquie dans le pays et plus précisément sur la ville de Tripoli. « Il est certain qu’il y a le poids du passé à Tripoli qui garde une forte empreinte de la période ottomane, mais je peux vous assurer qu’ils ne cherchent pas à mettre la main dessus », dit-il, assurant toutefois être en faveur d’un développement des relations avec la Turquie, avec qui il tente de coopérer au niveau humanitaire, en raison de l’épidémie de coronavirus. Le député s’est d’ailleurs rendu la semaine dernière en Turquie, son second voyage en l’espace de deux mois, pour rencontrer les autorités locales et des associations, dans l’espoir d’obtenir les fonds nécessaires pour mener des projets à Tripoli.

Tous les yeux sont rivés sur le port de Tripoli, dont les activités ont doublé depuis les explosions du 4 août qui ont mis quasi hors service celui de Beyrouth. Le port de la deuxième ville du pays espère développer son infrastructure, et certains craignent que la Turquie ne se place sur les rangs. Les échanges commerciaux depuis la Turquie via le port de Tripoli se sont accentués depuis la fermeture des frontières entre la Turquie et la Syrie à cause de la guerre. Antoine Amatoury, directeur du terminal de conteneurs du port, géré par une société privée, Gulftainer Liban, repousse néanmoins d’un revers de main les pseudo-influences et ambitions qu’on prête à Ankara au sein de la rade. « Le contrôle du port de Tripoli n’a rien avoir avec la politique. Je le gère avec Rodolphe Saadé et Nagib Mikati, et nous n’avons pas d’affiliations politiques ni aucun lien avec la Turquie », explique M. Amatoury.


Mise au point :  Réagissant aux propos de Jana Jabbour, qui a déclaré dans le cadre de cet article que « les Turcs ont tenté une approche en direction de Baha’ Hariri (le frère de Saad) », le bureau de presse de l’intéressé indique "cette nouvelle est dénuée de tout fondement et qu’aucune approche n’a eu lieu entre lui et la Turquie, ni à l’initiative de cette dernière, ni de sa part personnellement".

Dans le petit village de Koueichra, fort de 4 000 âmes, pas un drapeau turc ne flotte à l’horizon. Pas de photo du reïs (Erdogan) accrochée sur un mur ou à un poteau non plus. « On ne sort tout l’attirail que lors de la fête nationale le 29 octobre et le 15 juillet pour célébrer le jour de l’échec de la tentative de coup d’État », confie Hakam al-Hussein,...

commentaires (7)

Le Hezbollah est content !!!!

Eleni Caridopoulou

17 h 52, le 20 novembre 2020

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Commentaires (7)

  • Le Hezbollah est content !!!!

    Eleni Caridopoulou

    17 h 52, le 20 novembre 2020

  • le vrais foutoir quoi! La Syrie, l'Arabie Seoudite, la Turquie, et bien sur l'Iran.ben voila le Liban morcele. Et vous parlez d'independance?

    IMB a SPO

    15 h 02, le 20 novembre 2020

  • FAUT FAIRE ATTENTION CAR CE PROVOCATEUR REGIONAL ENTRE AU LIBAN PAR LA PORTE DE LA PAUVRETE ET DE LA FAIM QUI SEVIT A TRIPOLI POUR DIVISER LES SUNNITES AVANT TOUT PUIS LES LIBANAIS. HARIRI AVEC TON MBS FAITES ATTENTION AVANT QU,IL N,EN SOIT TROP TARD.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 47, le 20 novembre 2020

  • et après tout cela, vous parlez de l'existence d'un état libanais... honte à tous les dirigeants mafieux qui ont volé l'état pour s'enrichir au lieu de développer le pays...au 21éme siècle, il faut que ce soit la Turquie qui amène l'eau potable dans un coin du Akkar... la honte... A quoi sert le gouvernement.... les ministres.... comment voulez vous que les pauvres que nous produisons ne soient pas tentés de travailler pour l'étranger... entre la faim et la fidélité au pays, ....les pauvres choisissent le pain....

    HIJAZI ABDULRAHIM

    10 h 19, le 20 novembre 2020

  • Pauvre Liban, ou chaque puissance regionale a son proper fief. Nos ‘’dirigeants’’ pourris, occupes a faire des affaires, ont laisse faire et n’ont pas su batir un pays digne de ce nom. Dommage pour les Libanais !

    Goraieb Nada

    10 h 12, le 20 novembre 2020

  • L'Iran regarde vers l'Iraq et la Syrie pour y constituer un axe chiite, la Turquie regarde vers les sunnites de Syrie d'Iraq et du Liban pour les envoyer combattre au service de son impérialisme de la Lybie à l'Asie Centrale en passant par le Caucase. La victoire Turco-Azérie au Artsakh (Haut-Karabagh) devrait amener Poutine à être moins tolérant vis-à-vis de l'expansionisme turc qui pourrait bientôt atteindre les républiques autonomes du Caucase rattachées à Moscou comme la Tchétchénie. Alors que jusqu'ici Poutine semble avoir concédé la victoire aux Turco-Azéris en contrepartie de la concession faite par Erdogan à Poutine en Syrie. A défaut de quoi Poutine apparaîtra comme celui qui a mis toutes ses forces pour défendre le régime assadien alaouite au profit de l'Axe chiite et qui a laissé tombé l'Arménie chrétienne.

    Citoyen libanais

    09 h 05, le 20 novembre 2020

  • Voici comment la désintégration du Grand Liban toucherait à son début. La Turquie qui a ses fidèles Sunnites, semble répondre au statut quo imposé par l'Iran à travers ses Chiites du Liban. La France ne se déroberait pas, au cas où.. On doit remercier nos corrompus politiciens, sans oublier le Chef de l'Etat, pour le sort sombre qu'ils nous réservent. Tous sans exception, seraient sous la botte étrangère, si ce scénario continue.

    Esber

    08 h 08, le 20 novembre 2020

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