À la sortie de Capharnaüm en 2018, et alors que ce film coup de poing gravissait les marches des Oscars, des Golden Globes et qu’il glanait, entre autres, le prix du Jury au Festival de Cannes, certains bagous malveillants considéraient que Nadine Labaki avait « forcé sur la misère » ou sinon « exagéré la réalité », préférant détourner le regard d’une pourtant incontestable évidence que la réalisatrice n’avait fait que cartographier, crûment et cruellement certes, à la faveur de son saisissant long métrage. Deux ans se sont écoulés depuis, et il nous est désormais impossible de repasser cette folle année 2020 en revue sans l’impression d’avoir été collectivement parachutés dans le décor de Capharnaüm, qui n’en est pas un puisque Labaki, en plus d’avoir puisé de la rue ses acteurs et sa trame, nous braquait simplement les rétines sur « cette ceinture de misère qui était en quelque sorte contenue à l’époque, mais qui n’attendait qu’une implosion ». De fait, maintenant que sont amassés au compteur de nos infortunes un effondrement économique, une fracture sociale plus que jamais saillante, une crise sanitaire et humanitaire sans précédent puis le crime contre l’humanité du 4 août qui dépasse tout entendement, un cocktail de l’enfer concocté par un régime corrompu et criminel, le drame prédit par Capharnaüm a été mis à exécution. Et deux ans plus tard donc, Nadine Labaki revient à la charge avec une vidéo glaçante pour, une nouvelle fois, tirer une sonnette d’alarme et appeler de ses vœux à une prise de conscience et surtout une vérité, un verdict dont le peuple libanais, trois mois plus tard, n’a pas même effleuré une ébauche.
Pas un autre drame du Moyen-Orient
Si la réalisatrice a précisément choisi ce timing pour lancer ce cri d’alerte qui a déjà trouvé un écho auprès de plusieurs centaines de milliers d’internautes, c’est justement parce qu’elle avoue regretter « le fait que le monde soit déjà passé à autre chose. » « Au lendemain du 4 août, la justice libanaise nous avait promis un verdict au bout de 5 jours, et nous voilà, plus de trois mois plus tard, à devoir quémander quelque chose d’aussi rédhibitoire que la vérité. Je ne comprends pas qu’on puisse s’adapter à un crime pareil, à la plus grande explosion non nucléaire du XXIe siècle, alors que celui-ci concerne le monde entier et non seulement les Libanais. Je crois que si le monde est aussi silencieux à ce propos, c’est peut-être à cause de notre supposée résilience qu’on rejette à bloc et sur laquelle notre classe politique table pour se dédouaner de ses crimes. Ou peut-être parce que de l’extérieur, on pourrait mettre ceci sur le compte d’un autre drame du Moyen-Orient. Quelque chose qui ne surprend plus grand monde », implore-t-elle. C’est précisément à ces mots poignards : « Ceci n’est pas un autre jour au Moyen-Orient », ces mots balancés en pleine figure, que démarre cette vidéo de deux minutes qui retrace, à la faveur de vidéos et d’images prises par des journalistes ou des citoyens, les instants qui ont suivi l’explosion du 4 août et qui rappellent à qui l’aurait oublié que cet épisode n’est pas une catastrophe naturelle, pas le résultat d’une guerre, encore moins quelque chose que les Libanais, supposément en sécurité chez eux, auraient pu concevoir, mais plutôt « un désastre fait par l’homme », un désastre « qui concerne toute l’humanité et qui ne devrait jamais être oublié ».
La voix de Cate Blanchett
Deux minutes où se télescopent des patchworks d’histoires aux quatre coins de la ville et qui font, à juste titre, l’effet d’une bombe. Sur ces images d’une puissance inouïe, ces images en noir et blanc qui défient le plus ineffable des films d’horreur, celles d’un Beyrouth décimé en l’espace d’une seconde, de corps et de cœurs à jamais en ruine, d’un peuple qui, en un éclat, a tout perdu, sur ces visions d’enfer enrubannés de la musique de Khaled Mouzannar, c’est Cate Blanchett, actrice de légende et ambassadrice de bonne volonté auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui pose une voix chirurgicale qu’on ne lui connaissait pas. « C’était une évidence. Cate Blanchett, en plus d’être une actrice que j’admire, s’est toujours engagée auprès d’une multitude de causes, notamment celle des réfugiés et des déplacés. On s’était rencontrées au Festival de Cannes de 2018 dont elle présidait le jury, et on s’était revues lors de la conférence du HCR. Lorsque je l’ai approchée pour qu’elle participe à ce projet, elle n’a pas hésité un instant », explique la réalisatrice libanaise qui a coécrit son texte avec Sarah Yafi, experte en politique publique et conseillère politique, et confié le montage au talent prometteur d’Élie Fahed. Et de souligner : « J’ai opté pour cette succession d’images et de vidéos presque sans intervention parce que l’idée était de montrer l’ampleur de cette catastrophe, et surtout l’étendue des dégâts. » Quant aux cordes vocales de Cate Blanchett, elles portent en elles la tentative de dire l’indicible, « de faire comprendre l’ampleur de ce qu’on a vécu », de promettre à ce peuple errant dans le désastre qu’il ne sera pas oublié, qu’il a besoin d’aide, encore, et aujourd’hui plus que jamais. C’est d’ailleurs pourquoi cette vidéo s’accompagne d’un appel aux dons, via les fonds Disaster Relief for Beirut Explosion par Impact Lebanon et les Beirut Emergency Funds de Seal et LIFE.
« Aujourd’hui, malheureusement, les dons sont essentiels mais ne suffisent plus. J’espère que cette vidéo provoquera un sursaut de la part de la communauté internationale, pour que celle-ci exerce la pression nécessaire et conduise à une vérité. Les Libanais ne s’en remettront jamais sans cette vérité », conclut, lucide et en colère, Nadine Labaki. Puisse le monde écouter cet appel.
Merci a ces 2 grandes dames ...
23 h 42, le 20 novembre 2020