Avant que ne s’installe un automne aux incertitudes comminatoires, l’été traîne des pieds de toutes ses dernières forces, les températures refusent de baisser, le soleil brille d’un éclat obstiné. On dirait que les éléments retiennent leur souffle, un peu comme nous tous. En face, l’horizon est maintenant bouché par le relief massif d’un hiver qu’il va falloir traverser et d’où nous parviennent déjà des grondements d’orage. Voilà plus d’un an que nous enfilons comme des perles de charbon des saisons, des mois, des semaines, des jours et des heures d’où aucune lueur ne sourd ; toutes ces angoisses pèsent de plus en plus sur les poitrines. Alors forcément, ce rire de femme dans la nuit, cet éclat blanc qui fait trébucher le cœur, cela vous a l’effet d’un électrochoc. Un jour sur cette terre maudite, il y a eu des gens heureux ou à tout le moins insouciants, et cette pensée n’est pas un baume mais de l’acide versé sur une plaie palpitante. La photo est prise à Jnah-Ouzaï. À quelques minutes d’un centre-ville embouteillé et surpeuplé, sur une côte de sable longue de quelques kilomètres qui reliait Ramlet el-Baïda à Khaldé, avaient ouvert au milieu du siècle dernier les « plages » les plus en vue : Saint-Simon, Saint-Michel, Côte d’Azur, Riviera, Acapulco. On y trouvait un sable blond, une mer turquoise et, presque les pieds dans l’eau, des « chalets », comme les appelaient les Libanais, en fait des bungalows de bois que l’on pouvait louer à la saison. Nos parents en gardent un souvenir impérissable : c’est là qu’ils ont passé leurs plus belles années avant de prendre le train de l’enfer.
Nous voici au Saint-Simon, que les anciens pourront aisément identifier. Une mer agitée donne l’assaut à la plage. Le dénivelé est marqué : nous sommes peut-être en automne, au moment où le sable repart vers le large, ce qui explique qu’il y ait si peu de monde. Il y a là deux femmes, celle qui rit de toutes ses dents et celle en retrait qui se contente d’un salut mesuré ; il y a aussi deux enfants qui jouent à côté, et en retrait sur le sable, des hommes coiffés d’une casquette de marin à la Pépé Abed qui tapent la carte ou cassent la croûte. Ils sont probablement en charge de la sécurité et de quelques périssoires désœuvrées. À part celui qu’ils occupent, les bancs sont vides, ainsi que les installations de bois qui prennent souvent les tempêtes et qu’il faut rafistoler au printemps.
En y regardant de plus près, il reste encore quelques quidams dont on ne distingue que les silhouettes : quelqu’un bronze, couché à même le sable à droite, et au restaurant juste en face, il y a quelques personnes attablées. Et surtout, n’oublions pas l’autre personnage principal de cette image : le photographe lui-même, qui a pris des risques inconsidérés en s’aventurant dans le ressac. À cette époque-là, l’eau, le sable et le sel étaient les pires ennemis de la caméra : faut-il qu’il ait voulu à tout prix immortaliser la joie de cette femme ! Une caméra contre ce beau sourire : cet anonyme a tout compris à la vie.
On ne peut pas être et avoir été
Au fond du gouffre où nous attendons un changement qui ne viendra pas tout seul, ce genre d’image nous fait croire qu’un jour nous avons eu un pays où les services publics étaient à la hauteur, où l’on respectait l’environnement, où le tourisme jouait le rôle de locomotive, non de tête de Turc. Faut-il se réfugier dans ces vieux rectangles de papier pour oublier notre présent toxique, quitte à idéaliser un passé qui était loin d’être parfait, en témoignent les déséquilibres qui ont fini par exploser au visage de tous ? Car ce qu’il y a dans cette image, à commencer par l’insouciance, correspond à l’imaginaire du Liban de l’âge d’or et, comparé à notre présent, ce passé est devenu synonyme de mélancolie nostalgique.
Mais il ne faut pas en oublier de vivre ! Entre un passé encombré de zombies qui finiront par nous dévorer et un avenir qui nous apparaît de plus en plus angoissant à mesure que décline notre capacité à encaisser les coups, entre ces deux dogues enragés, il y a cette plage qui s’appelle présent, qui est fine comme du papier à cigarette, qui file comme du sable entre les doigts, et c’est précisément là que se trouve la sérénité. Ce présent, seuls la méditation et le déclic du photographe peuvent le retenir.
C’est là finalement ce qui rend ces photos si poignantes, si rassurantes aussi : le temps y est suspendu. Cette femme qui éclate de rire, cette écume qui s’écrase sur son corps livré à l’allégresse, les gouttes en suspension, les gestes figés : alors que cette scène a déjà plus de soixante ans, ce rire résonne sans fin comme un disque rayé; la jeunesse, la beauté du Liban, tout est là pour l’éternité.
L’été 1975 sera le dernier des plages de Jnah-Ouzaï : dès 1976, des réfugiés de toutes origines viendront s’y établir, investissant les installations désormais livrées aux déprédations de squatteurs en quête d’un toit. Aujourd’hui coincée entre la banlieue sud et l’aéroport, la jolie côte d’antan n’est plus qu’une suite informe de constructions illégales que l’on tente d’embellir avec des couleurs gaies.
Et le rire de cette femme, un fantôme qui revient comme une torture pour les uns, la réminiscence du règne des privilégiés pour d’autres. Alors, que faire en l’absence d’une histoire commune ? S’interroger ad vitam sur ce qui n’est plus ? On ne peut pas être et avoir été. Que l’on pardonne cette constatation désabusée de la part d’un glaneur d’images anciennes : quand le passé est un écheveau inextricable, vivons le présent, « la vie est belle même sans mémoire », comme le chante Christophe.
*Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.
commentaires (4)
Très joli récit merci Mr Boustany , vous avez ravivé la mémoire du Liban tel que nous l’avons vécu, du temps de l’insouciance de la joie de vivre et de la liberté de circuler, un mélange de nostalgie et de regret envahi toute personne qui lit votre papier, malheureusement ce temps-là ne reviendra plus, désormais votre texte le décrit poétiquement et vos photos seront à jamais dans l’histoire du Liban. N.B. Merci aussi a la rédaction de nous enrichir de la mémoire du temps que Mr Boustany contribue à rajouter une pierre à l’édifice de l’hitoire de notre beau Pays.
Le Point du Jour.
13 h 05, le 08 novembre 2020