Critiques littéraires

Une voie pour la convivialité, l’amour, la poésie 

Une voie pour la convivialité, l’amour, la poésie 

D.R.

À 99 ans, Edgar Morin, probablement le plus grand intellectuel français en vie, élabore en une trentaine de pages typographiquement denses, une synthèse très convaincante sur cette mégacrise dont le centre est la Covid-19. La pandémie n’a pas seulement pris des dimensions dangereuses et universelles, elle révèle une polycrise en mettant à nu des impasses à tous les niveaux de la société, au cœur même de l’homme, de ses relations avec la Terre. Morin nous confronte à un buisson de questions, réaffirme ses affinités et sympathies. Mais nul plus que lui, par l’intérêt profond porté en permanence à l’actualité, par sa Méthode générale intégrant/désintégrant la nature, la vie, la connaissance, par la centralité de la complexité en sa pensée, par sa conception d’une histoire ouverte et d’une éthique indispensable n’aurait pu confronter aussi radicalement le sujet.

Certes la majeure partie des informations, des problèmes, des solutions ici mentionnés sont dans le domaine public et ne peuvent se prévaloir d’une totale originalité. Mais nous sommes toujours en présence d’une pensée alerte, d’une construction qui sait étager, lier et délier les niveaux, nouer le savoir et l’agir avec une souveraine justesse.

Le coronavirus n’est pas la première « vicissitude » d’un siècle qui en vit plus d’une, de la grippe espagnole que sa mère contracta en 1917, à la guerre mondiale en passant par la crise de 1929 et le triomphe des fascismes. L’auteur accorde une importance particulière à la crise écologique, révélée par le rapport Meadows en 1972, et dont la prise de conscience fut lente et demeure incomplète. Cette faille est due, d’une part, aux religions, philosophies, sciences humaines qui ont « disjoint radicalement nature et culture, homme et animal », d’autre part, aux intérêts économiques voués aux bénéfices immédiats. Il faut donc résister à « deux barbaries » en intégrant la politique dans l’écologie et l’inverse, lutter contre ces profits qui portent mal aux hommes, à la nature, à leur bonne entente. La Covid-19 n’est pas la première pandémie. L’unification bactérienne de la planète s’est opérée avec la conquête des Amériques. Mais par ses aspects multiples combinant crises politiques, économiques, sociales, écologiques, nationales, planétaires et les liant entre elles, il exige une approche et une réflexion nouvelles : « tout ce qui semblait séparé est inséparable ».

Morin consacre son premier chapitre aux « 15 leçons » du coronavirus. Leçons sur nos existences, notre mode de vie, nos vrais besoins; sur la condition humaine faite d’intelligence et d’animalité, de puissance et de débilité; sur l’irruption de la mort dans la vie quotidienne alors qu’elle était reportée dans le futur; sur notre civilisation qui nous porte à l’extraversion et nous voit se confiner et/ou entrer en nous-mêmes ; sur le réveil des solidarités, l’inégalité sociale dans le confinement ; sur la nature d’une crise qui peut aller dans des sens opposés ; sur la science et la médecine dont les vérités ne sont pas absolues et qui voient leurs pontes se disputer, l’hyperspécialisation affronter le globalisme; sur notre intelligence habituée à compartimenter l’inséparable et à donner la priorité au technico-économique sur le qualitatif : « ainsi, ce n’est pas seulement notre ignorance, mais aussi notre connaissance qui nous aveuglent ». Les carences de la politique sont mises en lumière : elle favorise le capital au détriment du travail, sacrifie la prévision à la rentabilité et à la compétitivité. Le dogme du néolibéralisme qui règne sur la planète « réduit toute politique à l’économique et tout économique à la libre concurrence » ; il amplifie les inégalités sociales, donne la suprématie aux puissances financières. La pandémie remet sur le tapis délocalisations et dépendance nationale, révèle l’importance d’une autonomie vivrière. Elle dénonce une mondialisation techno-économique, une interdépendance sans solidarité, ni liens culturels entre peuples et nations…

Les Défis de l’après-corona, auxquels est consacré le deuxième chapitre, indiquent comment l’actuelle crise sanitaire, accompagnée d’une crise politique et économique annonce une crise alimentaire et sociale. Ils sont de multiples natures. Ils peuvent déboucher sur le pire : une régression néoautoritaire et néototalitaire, des guerres et des guerres civiles, une montée des haines suite aux catastrophes naturelles, immigrations… Mais on peut en préserver le meilleur : un nouveau rapport au temps (libération d’un temps chronométré, surchargé…), la perpétuation des solidarités nées au sein de la crise. Aux divers défis et menaces il faut répondre par « un essor de la vie conviviale, aimante, poétique ».

Réveiller les esprits conduit à changer la voie. Le troisième et dernier chapitre rejoint le titre et propose, outre un programme pour la France, des politiques de civilisation, de l’humanité, de la Terre et un humanisme régénéré. Le texte est trop dense et trop riche pour être résumé. Il ne prône ni une révolution (celles du XXe ont échoué par leur oppression et leur retour à la case départ), ni un projet de société (terme statique dans un monde en transformation).

La démocratie parlementaire si nécessaire soit-elle se dévitalise avec l’aplatissement de la pensée politique, la corruption et le désintérêt des citoyens. Il faut donc des formes nouvelles de participation citoyenne. De même, on peut rétablir comme non antinomiques mondialisation et démondialisation, croissance et décroissance, développement et enveloppement. Il faut plaider pour la vraie vie qui est poésie : « Vivre poétiquement, c’est vivre pour vivre ! » sans négliger la prose indispensable. Respecter l’humanité dans son unité et sa diversité anthropologique ; protéger les peuples premiers mais aussi retrouver le gout du bricolage et l’usage des sens. Une solidarité avec la Terre dans sa filiation biologique et ontologique s’impose ainsi qu’une politique de l’eau, des énergies propres, du traitement des déchets… Quant au nouvel humanisme, il prend en compte un homme complexe : sapiens et demens, faber et mythologicus, economicus et ludens.

Edgar Morin nous livre une issue et des combats. Un legs à la mesure des temps durs et des grands espoirs.

Changeons de voie : les leçons du coronavirus d’Edgar Morin, avec la collaboration de Sabah Abouessalam, Denoël, 2020, 34 p.

À 99 ans, Edgar Morin, probablement le plus grand intellectuel français en vie, élabore en une trentaine de pages typographiquement denses, une synthèse très convaincante sur cette mégacrise dont le centre est la Covid-19. La pandémie n’a pas seulement pris des dimensions dangereuses et universelles, elle révèle une polycrise en mettant à nu des impasses à tous les niveaux de la...

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