Comme si de rien n’était, comme si une partie du peuple ne s’était pas soulevée contre la classe dirigeante, comme si le pays n’était pas dans le gouffre, comme si la double explosion du port n’avait pas eu lieu… Près d’un an après avoir démissionné de la présidence du Conseil sous la pression du mouvement de contestation du 17 octobre 2019, le leader du Futur Saad Hariri est de retour, mais cette fois avec une majorité étriquée de 65 députés, quand bien même la rue reste opposée à ce retour au Sérail.Hier, après la désignation de Saad Hariri, nombreux étaient les Libanais à être écrasés par cette terrible impression qu’une fois de plus, et malgré tout, l’on reprend les mêmes pour recommencer... Pour la énième fois. Les mêmes figures, les mêmes politiques et les mêmes bras de fer et marchandages attendus et annoncés, même si Saad Hariri s’est voulu rassurant après sa désignation pour diriger la prochaine équipe ministérielle. Suite à sa nomination, celui qui fut déjà trois fois Premier ministre s’est engagé à se conformer à l’initiative française de sauvetage du Liban, à former donc un gouvernement composé d’experts non partisans et à réaliser les réformes structurelles exigées par la communauté internationale. Le plus dur, clairement, reste donc à faire pour M. Hariri, notamment face au leader du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, qui a donné le ton hier en réclamant la mise en place d’un cabinet techno-politique. Les rapports entre les deux sont rompus depuis le 14 février dernier, date de l’enterrement « définitif » du compromis présidentiel de 2016.
Depuis cette date, le fossé n’en finit pas de se creuser entre les deux hommes. Et leurs divergences au sujet de la nature de la future équipe ministérielle se sont clairement manifestées hier, à l’issue des consultations parlementaires contraignantes menées à Baabda par le chef de l’État Michel Aoun et suite auxquelles Saad Hariri a été désigné pour diriger le prochain gouvernement.
Au terme de la réunion entre M. Aoun et le groupe parlementaire aouniste, dont le CPL est la principale composante, Gebran Bassil a décoché ses flèches en direction du leader du Futur en expliquant les motifs de la décision de son groupe de ne pas le nommer. Il s’est ainsi prononcé en faveur d’un cabinet techno-politique, c’est-à-dire mêlant spécialistes et figures politiques, faute d’un cabinet composé exclusivement d’experts. « Le CPL est pour la mise en place d’un gouvernement de réformes (c’est-à-dire de spécialistes), tant pour ce qui est de son chef que de ses ministres », a-t-il rappelé, martelant qu’aujourd’hui, le candidat à la présidence du Conseil n’est pas un spécialiste, mais « une figure politique par excellence ». Pour cette raison, le groupe parlementaire aouniste a décidé de ne pas le nommer, ni de désigner qui que ce soit. Gebran Bassil a en outre déclaré sans détour que c’est la nomination même de Saad Hariri qui pousse à la formation d’une équipe techno-politique.
En face, le chef du courant du Futur persiste et signe : il entend constituer une équipe de « spécialistes non partisans, dont la mission sera de mettre à exécution les réformes économiques, financières et administratives prévues dans le cadre de la feuille de route française agréée par les principaux groupes parlementaires qui s’étaient engagés à aider le gouvernement à l’appliquer (lors de la rencontre avec le président français Emmanuel Macron à la Résidence des Pins, le 1er septembre dernier) », a déclaré M. Hariri après sa désignation, hier.
Entretien ou boycottage ?
Un bras de fer risque donc de s’installer entre MM. Hariri et Bassil, causant un (fort) probable retard dans la formation du cabinet et plongeant le pays de nouveau dans la spirale infernale des exigences des uns et des autres. Certains observateurs interprètent les propos du leader du CPL à Baabda comme traduisant une volonté de M. Bassil de prendre personnellement part au cabinet, en dépit du veto de M. Hariri, mais aussi de la rue, particulièrement hostile au député de Batroun.
Ce point de vue, les milieux aounistes ne le partagent pas. Contacté par L’Orient-Le Jour, Eddy Maalouf, député CPL du Metn, rappelle que sa formation est toujours attachée à l’initiative française. Mais il accuse Saad Hariri de « manquer de sincérité » pour ce qui est des critères qu’il impose pour constituer son équipe. « Former un gouvernement de spécialistes non affiliés à des partis politiques ne serait autre qu’un retour au gouvernement Diab, exception faite des quelques ministres que nous avions nommés », souligne M. Maalouf.
Reflétant des craintes aounistes quant à une éventuelle relance de la célèbre alliance quadripartite (Amal-Hezbollah-Futur-Parti socialiste progressiste) que le CPL, alors dirigé par Michel Aoun, avait affrontée lors des législatives de 2005, Eddy Maalouf affirme que Saad Hariri s’est empressé de satisfaire les demandes de Walid Joumblatt, mais aussi du binôme Amal-Hezbollah, notamment pour ce qui est de maintenir le portefeuille des Finances aux mains de la communauté chiite. « C’est pour cela que M. Bassil s’est prononcé en faveur d’un gouvernement techno-politique, rien n’ayant changé depuis la formation du cabinet de Hassane Diab », souligne encore M. Maalouf.
De leur côté, les milieux de la Maison du Centre se montrent catégoriques : « L’initiative française est une ligne rouge. Et Saad Hariri est très clair dans sa détermination à former un gouvernement de spécialistes non partisans », déclare à L’OLJ un proche du Premier ministre désigné.
Il s’agit là sans doute d’une réponse à l’appel du chef du CPL à un gouvernement techno-politique. Mais il reste que Saad Hariri a tenu quand même à tendre la main à Gebran Bassil, quelques heures après sa nomination. Lors d’une conversation à bâtons rompus avec les journalistes à la Maison du Centre, il s’est dit prêt à discuter avec tout le monde, si cela « va dans le sens des intérêts du pays ». Une position qui est intervenue à l’heure où des informations circulaient hier dans les médias selon lesquelles Gebran Bassil entendrait boycotter les consultations parlementaires non contraignantes (pour la formation du cabinet) prévues aujourd’hui au Parlement. En face, une source politique informée croit savoir que MM. Hariri et Bassil pourraient s’entretenir longuement après les consultations d’aujourd’hui.
L’obstacle chiite
Mais le bras de fer l’opposant à Gebran Bassil n’est pas le seul obstacle que Saad Hariri devrait aplanir. Pour mettre en place son cabinet dont on dit qu’il sera restreint, allant de 14 à 20 ministres, il devra régler le problème né de l’attachement du tandem chiite à ce qu’il perçoit comme (son) « droit » à nommer les ministres de sa communauté, mais aussi et surtout le ministre des Finances. « Il s’agit d’une façon de garantir notre participation à la prise de décision », commente un proche de Nabih Berry. Quant aux haririens, ils font savoir que le processus démarrera « au point où s’étaient arrêtées les tractations politiques sous Moustapha Adib », c’est-à-dire autour de l’obstacle chiite. Ce dernier avait jeté l’éponge lorsque le binôme Amal-Hezbollah avait rejeté l’initiative Hariri, accordant aux chiites ce portefeuille régalien à condition que le Premier ministre en nomme le détenteur. L’épreuve des Finances reste donc entière. Et le grand marchandage ne fait que commencer...
commentaires (11)
Je ne vois où opère le changement. Il est certain que le tandem hégémonique a déjà affiché la couleur en disant que ce qui a été refusé à Hassan DIAD le sera aussi pour HARIRI, donc on revient au partage du gâteau entre les vautours habituels et adieu les réformes tant attendues. L'équation paraît insoluble avant même le commencement de la recherche d'une solution.
Citoyen
13 h 17, le 23 octobre 2020