C’est un Saad Hariri nouveau qui a pris hier le chemin du palais de Baabda pour une rencontre avec le président Michel Aoun. C’est vrai qu’entre les deux hommes, les relations sont restées courtoises en dépit des divergences notamment depuis le 29 octobre 2019, lorsque le président du Conseil a annoncé la démission de son gouvernement, sans même consulter ni avertir au préalable ses partenaires politiques, notamment le chef de l’État, le chef du CPL et les deux formations chiites. Il s’était alors contenté de téléphoner au directeur de la Sûreté générale pour l’informer de sa décision, peu de temps avant de l’annoncer à travers les médias. Tout au long de l’année écoulée, il a, dans plusieurs déclarations, annoncé la fin « du compromis présidentiel » conclu avec M. Aoun, qui devait porter ce dernier à la présidence de la République et lui-même à la tête du gouvernement. Il a même souvent critiqué, ces derniers temps, le chef du CPL et indirectement le chef de l’État, mais sans jamais dépasser les limites de la bienséance avec celui-ci. D’ailleurs, pendant cette période, les deux hommes ont continué à échanger des vœux aux occasions et le contact n’avait jamais été totalement rompu entre eux. Mais hier, c’est une rencontre différente qui a eu lieu au palais présidentiel. Il ne s’agissait plus d’un entretien protocolaire dans le cadre des consultations parlementaires, ni des entretiens plein d’émotion qui avaient suivi l’épisode d’Arabie saoudite en novembre 2017. Cette fois, il s’agissait d’une réunion de travail en bonne et due forme, assortie d’une véritable discussion au sujet de la situation actuelle.
D’ailleurs, le temps initialement prévu pour cet entretien a été prolongé. Selon les sources proches de la présidence, le chef de l’État s’est placé davantage en auditeur qu’en orateur. Il voulait écouter ce qu’avait à dire l’ancien président du Conseil et surtout connaître les raisons qui le poussaient à vouloir former le gouvernement dans une période aussi difficile, ainsi que sa vision de la mission de celui-ci au cours des six prochains mois, selon ses propres termes.
L’idée de Saad Hariri est claire. La situation actuelle est désastreuse et le pays se dirige vers l’effondrement économique, sans que nul ne se soucie de l’aider. Seule l’initiative française a constitué une planche de salut, et malheureusement, pour diverses raisons, elle n’a pas été saisie comme il le fallait par les différentes parties libanaises. Saad Hariri n’a pas voulu entrer dans les raisons qui ont poussé Moustapha Adib vers la sortie après avoir été désigné par une majorité parlementaire confortable. Il n’est pas non plus directement entré dans les détails du rôle de ceux qu’on appelle le « Club des quatre anciens Premiers ministres » (dont il fait partie) dans l’échec de Moustapha Adib, se contentant de reconnaître qu’il y a eu des erreurs de part et d’autre. Il a surtout insisté sur le fait que le Liban n’a pas d’autres choix que celui de saisir l’opportunité que représente l’initiative française et d’essayer de la concrétiser sur la base de l’engagement pris par les différentes parties lors de la réunion à la Résidence des Pins, le 1er septembre dernier, entre le président français et les différents chefs de file politiques et parlementaires. Son projet consiste donc à former un gouvernement de personnalités indépendantes, spécialisées, dont l’agenda se limiterait au document de réformes proposé par les Français et que toutes les parties avaient accepté.
Avec le chef de l’État, Saad Hariri ne serait donc pas entré dans les détails, ni du nombre de ministres du gouvernement qu’il souhaite former ni dans la distribution des portefeuilles. Mais il aurait laissé entendre qu’il serait disposé à traiter les nœuds qui avaient entravé la mission de Moustapha Adib dans un esprit d’ouverture. Le chef de l’État aurait, de son côté, réitéré son appui à l’initiative française, tout en donnant la priorité à la rapidité dans le processus, car tout ce temps perdu nuit au pays et aux Libanais, en aggravant encore plus la crise économique et sociale et en ouvrant des brèches sur le plan sécuritaire. Le président de la République aurait aussi dit à son interlocuteur de faire sa tournée auprès des différentes parties, soit directement, soit à travers des émissaires, et de revenir le voir ensuite pour faire le point. À ce moment, il sera possible d’entrer dans les détails.
Le chef de l’État ne l’a pas dit, mais il est sans doute satisfait de voir que finalement son idée de préciser les contours du gouvernement au moment de la désignation du président du Conseil a été retenue, après avoir fait l’objet de nombreuses critiques. Dans la situation actuelle, le pays ne peut pas se payer le luxe de longues concertations, après la désignation du président du Conseil, pour la formation du gouvernement.
La balle est donc désormais entre les mains de Saad Hariri et celui des deux formations chiites. À cet égard, la rencontre entre Saad Hariri et le président de la Chambre Nabih Berry est cruciale, surtout après les échanges aigres-doux qui ont accompagné la crise suscitée par le portefeuille des Finances et le choix des ministres de chaque confession. Pourtant, en dépit des critiques publiques adressées par le président de la Chambre et par le secrétaire général du Hezbollah (dans son dernier discours) à M. Hariri qui, selon eux, négociait à la place de Moustapha Adib, les deux formations chiites ont continué à appuyer le retour de ce dernier au Sérail. Selon des sources proches de Aïn el-Tiné, si Saad Hariri n’avait pas des éléments qui le poussent à présenter sa candidature à la présidence du Conseil, il n’aurait pas entrepris une telle démarche, ni accepté de donner un entretien télévisé de trois heures au présentateur vedette de la MTV, Marcel Ghanem. Selon les informations parvenues à Aïn el-Tiné, l’ex-Premier ministre serait ainsi prêt à accorder le portefeuille des Finances aux chiites. De leur côté, Amal et le Hezbollah seraient prêts à accepter que les prochains ministres n’aient pas une allégeance partisane. Mais c’est la partie qui doit choisir les ministres qui pose problème et doit être définie. Toutefois, selon les mêmes sources, s’il y a une volonté réelle d’entente (autrement dit, si les intentions sont bonnes), plusieurs scénarios peuvent être trouvés pour surmonter cet obstacle et sauver la face de tous. Des sources politiques proches des milieux sunnites précisent qu’il y a une opportunité à saisir, dans un moment politique précis, qui est à la fois dans l’intérêt de Saad Hariri, de celui des deux formations chiites, et bien sûr du chef de l’État et de son camp, car tous ont besoin que le Liban soit doté d’un gouvernement. Mais ce besoin commun suffira-t-il, avec l’aide de la France, à donner au Liban un nouveau gouvernement ? Selon les analystes, il reste beaucoup d’inconnues, dont l’opinion du mouvement de contestation qui avait poussé Saad Hariri et son gouvernement vers la sortie, le 29 octobre 2019. M. Hariri dispose d’encore 48 heures pour convaincre, avant le rendez-vous des consultations parlementaires contraignantes jeudi.
commentaires (4)
Le Hariri nouveau arrive avec le Beaujolais... Aura t'il un goût de banane ou de framboise ?
DM
20 h 52, le 13 octobre 2020