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Culture - Rencontre / Littérature

« Dans les abris et les caves, on rit, on baise, on fume et on chante »

Le dernier roman de Jacques Weber, « Paris-Beyrouth » (Cherche midi, août 2020), témoigne de l’expérience cinématographique et humaine du grand comédien, dans un film de Jocelyne Saab, en 1984, au cœur de la capitale libanaise livrée à une guerre sourde, aux contours imprécis et déstabilisants.

« Dans les abris et les caves, on rit, on baise, on fume et on chante »

Jacques Weber : «  Pour nous sauver, Jocelyne Saab a pris tous les risques, et faire ce film était un acte de résistance à ses yeux. » © Kim Weber

« Mon amie, vous m’avez trahi sans crier gare. Partie sans que je puisse comprendre. Voilà des mois que j’essaie de vous retrouver, nous qui nous côtoyons depuis tant d’années, à heure fixe. C’est chaque seconde désormais que je vous cherche et vous imagine. Pourquoi m’avoir quitté ? » Alors que Jacques Weber incarne le personnage de Cyrano au théâtre de Mogador, celle qu’il désigne comme « un arc-en-ciel entre l’esprit et la foi » lui fait défaut. Si les représentations théâtrales sont un triomphe, la perte de la voix du comédien est tenace. Tel est le point de départ du récit de Paris-Beyrouth (Cherche midi, août 2020).

Dans ce contexte, Jacques Weber accepte un tournage à Beyrouth dans un film de Jocelyn Saab, Une vie suspendue, où il campe le personnage d’un intellectuel libanais, Karim, qui rencontre la jeune Samar, née pendant la guerre, avec qui il va vivre une histoire d’amour intense. Peu à peu, la voix revient. « Dans les abris et les caves, on rit, on baise, on fume et on chante. C’est ici et maintenant que tu reviens par instant, comme si j’avais identifié les vrais territoires de ma peur, de ma vie ; tu sentais que tu pouvais reprendre ta place », commente le narrateur.

Le récit de ce souvenir, qui correspond à un séjour de deux mois dans la capitale libanaise, a mis du temps à s’incarner. « C’est une grande pudeur que j’avais par rapport à un souvenir extrêmement fort, et tellement vivace en même temps, je ne cessais de le raconter à mes amis, qui m’ont encouragé à l’écrire », note Weber. « Plusieurs discussions avec Dominique Eddé autour de l’écriture, dont certaines ressemblaient à un cours magistral que je recevais, m’ont délivré de cette peur que j’avais d’aborder ce sujet. Et le confinement m’a donné ce luxe inouï d’avoir le temps de terminer ce texte que j’avais déjà commencé auparavant. Ce qui est terrible, c’est que sa sortie a coïncidé avec le drame absolu que les Libanais ont vécu, et qu’ils sont en train de vivre », précise celui dont le départ au Liban a coïncidé avec une aphonie d’ordre psychologique et non médicale. « J’ai eu une sorte de dépression, due à la fatigue, et à la responsabilité de jouer un rôle comme Cyrano : ma voix a craqué », ajoute celui qui interprète actuellement trois farces d’Anton Tchekov, regroupées sous le titre de Crise de nerfs, au théâtre de l’Atelier, à Paris, dans une mise en scène de Peter Stein.

« En une seconde, un canon est sur ma tempe... »

La lecture du récit replonge les lecteurs dans l’atmosphère très particulière de l’année 1984, à Beyrouth, celle de la guerre des milices, des enlèvements, des snipers, et du silence de la ville, plus inquiétant que rassérénant... Jacques Weber et son épouse, Christine, en ont fait la triste expérience au cours de leur séjour. « L’un d’eux pointe son arme entre les seins de ma femme. Ça hurle dans mon crâne. (...) En une seconde, un canon est sur ma tempe. (...) Le doigt d’un gosse s’est glissé contre la gâchette. (...) La mort est venue me voir pour la première fois. C’était la fleur au fusil d’un môme. Son fait d’armes, sa médaille, sa paire de couilles, c’était un homme, un vrai. Je bave, je suinte la rancœur, je suis une vache malade. Je n’ai pas pissé ni fait dans mon froc tout à l’heure ; la merde me monte à la gorge, je chie de la bouche. (...) Pourtant tout paraissait calme, ces derniers temps. » La dimension existentielle de la peur au quotidien est exprimée dans toute sa complexité et tous ses paradoxes, amplifiant la fulgurance d’un élan vital menacé. « Fallait-il avoir eu très peur pour vivre et s’aimer plus ? Fallait-il la piteuse aventure de la guerre pour frémir plus ? Tout près de la souffrance, des amputés, des orphelins, des veufs, faire l’amour, c’était se remettre au monde », constate le narrateur de Paris-Beyrouth.

« Plus il y avait danger, plus il y avait un élan vital totalement exacerbé, et j’ai essayé de mener une réflexion vivante, sanguine, sexuelle, autour de cette problématique, que je n’ai pas inventée. Tout était vécu à outrance, la joie, la sexualité ; et les Beyrouthins, qui étaient confrontés au cœur de la guerre, m’ont témoigné de cette vie incroyable qu’il y avait malgré tout, cette urgence à exister », précise l’auteur. « Mais ce qu’il y a peut-être d’encore plus fort, et qui est particulier au Liban, reprend-il, c’est que même sans la guerre, il y a la lumière, les montagnes, le large, et une sensualité très forte, tout à fait incroyable, qui vous prend à la gorge dès que vous arrivez là-bas. C’est un mélange entre une population qui a beaucoup de douceur dans l’accent, et en même temps il y a quelque chose de sauvage. Et puis entre ces ruines de l’Antiquité et celles qui sont plus récentes, se dégage un aspect extrêmement puissant », précise Weber, dont le récit opère un va-et-vient mental incessant, entre la découverte du Liban et son cadre de référence français. « Être étranger crée une forme de distance, qui n’est pas vide, et qui est intéressante, mais il ne faut surtout jamais avoir la vanité de connaître un pays parce qu’on y a vécu, même de manière intense comme ce fut notre cas à Beyrouth. Un pays, c’est une naissance, une enfance, une famille, un quartier, et toutes les petites choses de la vie qui s’accumulent, tous les grands événements de l’histoire qui le traversent… Lorsque nous sommes arrivés au Liban, la situation était très imprécise, la guerre était rôdeuse, moribonde, elle était indéfinissable, et c’était très troublant », constate humblement le comédien.

« Le grain d’une voix est plein de replis, de secrets, de pudeur... »

Pendant le tournage du film, l’acteur et son épouse sont très exposés socialement, ce qui rend d’autant plus solide l’ancrage du couple, qui constitue un contrepoint au chaos ambiant. « Sans cet îlot d’amour, je ne serais pas resté après le moment où j’ai eu le pistolet sur la tempe. Je suis resté grâce à Christine ; il y avait cette bulle d’amour, qui est quand même ce qui permet d’exister encore plus fort, envers et contre tout. Plus il y a cette confrontation extrêmement forte et présente à l’extérieur, plus la vie intérieure se ressoude, se reconstruit, s’approfondit. Et les deux aspects s’enrichissent mutuellement. Nous avons appris plus tard que nous avions été repérés comme cibles potentielles d’enlèvement, mais notre relation était comme une forteresse incroyable », explique celui qui souligne à différents moments du livre le courage de la réalisatrice Jocelyn Saab. « Pour nous sauver, elle a pris tous les risques, et faire ce film était un acte de résistance à ses yeux. Le tournage lui-même, je dois dire que je n’en ai aucun souvenir, il semblait secondaire par rapport à l’aventure de ce tournage », reconnaît le comédien, qui explore dans son récit tous les recoins de la ville de Beyrouth.

Mais c’est peut-être sa perception sonore de l’oralité de la langue qui est la plus novatrice. Ainsi, un des acteurs s’adresse à lui dans un français de « commémoration municipale ». Quant à Mona, elle « parle français comme on lisse les cheveux d’une reine », elle s’exprime « à la libanaise, musicale et désenchantée ». Concernant le directeur de l’hôtel Saint-Georges, « la lenteur de son accent évoque l’andante d’un paradis perdu ». Et puis il y a souvent ce yalla, « un mot cerf-volant coloré et chantant. » Jacques Weber raconte comment il a appris à prononcer les sonorités gutturales de l’arabe pour son rôle. « Je me lance quand je prononce le H arabe. J’ai l’impression de creuser ma trachée-artère à coups de dent. (...) Ce H, je me bats avec lui tous les jours. Au début, je ne l’aimais pas. Je le trouvais agressif. Maintenant que je le pratique mieux, je l’aime mieux. Il est la clé de voûte des arches de votre langue », confie-t-il à un personnage du récit.

La voix est un fil conducteur essentiel du livre. « Il est important de voir la diversité que contient une phrase, qui est comme un paysage. Le grain d’une voix est plein de replis, de secrets, de pudeur, de sauvagerie, de violence. L’accent libanais, ou tout au moins beyrouthin, qui est celui que je connais, m’a bouleversé : il y a un aspect rugueux et terrien, associé à beaucoup de douceur. Et il y a ce petit fracas entre le français, parfois l’anglais, à l’intérieur des gutturales arabes, dans la langue libanaise, ce qui est à la fois troublant et touchant », conclut celui qui sera à l’affiche du Roi Lear à partir de mars 2021, dans toute la France puis à Paris au théâtre de la Ville, dans une mise en scène de Georges Lavaudant.

« Mon amie, vous m’avez trahi sans crier gare. Partie sans que je puisse comprendre. Voilà des mois que j’essaie de vous retrouver, nous qui nous côtoyons depuis tant d’années, à heure fixe. C’est chaque seconde désormais que je vous cherche et vous imagine. Pourquoi m’avoir quitté ? » Alors que Jacques Weber incarne le personnage de Cyrano au théâtre de Mogador,...

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La plume de Josephine Hobeika est un cadeau ! Encore plus sublime que le livre qu’elle décrit ! Merci

Noha Baz

11 h 47, le 12 octobre 2020

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Commentaires (1)

  • La plume de Josephine Hobeika est un cadeau ! Encore plus sublime que le livre qu’elle décrit ! Merci

    Noha Baz

    11 h 47, le 12 octobre 2020

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