
De la série des encres et lavis sur papier brun de Victor Baladi. Photo DR
Le 4 août en matinée, Cheriff Tabet reprenait possession de son espace d’exposition à D Beirut* après d’importants travaux de rafraîchissement. Le même jour à 18 heures, son local totalement remis à neuf était dévasté par la double explosion du port. « Toutes les cloisons et les vitres ont été soufflées », dit-il. Pour autant, cet incorrigible optimiste, tel qu’il se définit lui-même, n’a pas voulu se laisser abattre. Au bout d’une semaine, il décide de réparer les dégâts et de rouvrir la galerie aux visiteurs. « Ne rien faire c’est reconnaître qu’“ils” ont gagné. Et pour moi, c’est inacceptable », déclare-t-il. « D’autant, ajoute-t-il, que je pense que les gens ont besoin d’art, parce qu’ils ont besoin de beauté. » Le galeriste aura d’ailleurs été l’un des premiers, sinon le premier, à avoir organisé fin août une vente aux enchères en ligne de 19 œuvres (12 peintures de sa propre collection et 7 toiles offertes par des artistes libanais de sa galerie) au profit d’arcenciel et d’Offre-Joie, deux associations qui viennent en aide aux familles des quartiers sinistrés.
Aujourd’hui, c’est un total retour à la normale que Cheriff Tabet veut amorcer, envers et contre toutes les complications d’une situation de multiples crises. Le voilà qui reprend donc son calendrier d’expositions avec une solo préalablement programmée, consacrée aux œuvres picturales de Victor Baladi. Cet architecte et galeriste (de mobilier) qui « dessine depuis la nuit des temps mais peint depuis moins longtemps », dit-il, a déjà participé à des Salons, des foires, des manifestations collectives, dont le Salon d’automne du musée Sursock à deux reprises en 2011 et 2012. Pour sa toute première exposition individuelle, il a réuni différentes séries d’œuvres picturales réalisées en 4 différents médiums sous l’engageant intitulé Dictionnaire amoureux de la forêt.
Du clair-obscur…
Une manière pour ce relativement nouveau venu sur la scène artistique libanaise de se présenter à travers ces variations sur un même thème qu’il a commencé à aborder depuis une dizaine d’années et dont il poursuit jusqu’à aujourd’hui l’exploration picturale. « J’ai toujours été très sensible à la forêt comme environnement riche en expériences sensorielles et en possibilités d’imagination. C’est un univers magique qui me parle beaucoup et que je ne me lasse pas d’expérimenter physiquement, mentalement et artistiquement aussi », confie-t-il.
C’est donc en quelque sorte dans une balade en forêt(s) que l’artiste entraîne à sa suite le visiteur de l’exposition, à travers les différentes sections qui forment un parcours non linéaire mais globalement engageant. Un parcours qui commence par une sélection de petits fusains exécutés entre 2009 et 2011, lesquels sans coller totalement à la thématique sylvestre dégagent quelque chose de l’ordre de l’onirisme, du clair-obscur et de l’ineffable qui correspond parfaitement à l’esprit de la forêt…
Viennent ensuite quelques encres sur papier brun densément habitées par des lignes abstraites accompagnées de lavis et fortement évocatrices de mystérieuses futaies… Sans doute parmi toutes les œuvres accrochées – et elles sont nombreuses, environ 70 pièces au total – celles qui expriment le plus fortement la connexion intime de l’artiste avec son sujet.
Au pastel gras, toute la lumière d’un pin sur fond de ciel bleu signé Victor Baladi. Photo DR
… à la lumière
Toujours sur carton noir, mais servant cette fois comme révélateur à la lumière des couleurs posées au pastel, la troisième série qu’il présente, réalisée au tournant des années 2019 et 2020, est la plus figurative. « C’est un travail de recherche de la lumière que j’ai tenté ici », explique l’artiste. Celle qui s’infiltre entre les branches des arbres, qui joue sur le clair-obscur des ombres des grands cèdres ou qui nimbe de tons beige rosé une pinède en montagne… « J’ai cherché à la reproduire le plus fidèlement possible, à travers la matière, en utilisant cette technique extrêmement humble, avec une grande attention au détail. » Une approche sans doute excessivement littérale des arbres et des bosquets qui rend certaines pièces un peu trop classiques, alors que d’autres, par une composition et un chromatisme plus contemporains (notamment les pins urbains sur fond de ciel bleu), sont nettement plus attrayantes.
Enfin, c’est par les huiles sur toile, de plus grand format mais d’une plus inégale facture, que se clôture cette promenade dans les forêts de Victor Baladi. Des bois et des bocages cette fois nettement plus abstraits, représentés d’un pinceau beaucoup plus libre, comme imprégné uniquement de la mémoire de son ressenti. Un ressenti sur lequel est venu se greffer spontanément sous forme d’éclats, dans les deux œuvres les plus récentes, celui bien moins apaisant de la tragédie du 4 août.
Quand les artistes s’intéressent à la forêt, c’est le signe qu’ils veulent se détacher d’une certaine explication rationaliste du monde, affirment souvent les critiques. Victor Baladi ne s’en défend pas. Au contraire. C’est dans ce lieu où se rejoignent peurs archaïques et ensorcelantes rêveries des hommes qu’il trouve la force de se libérer du traumatisme des images d’un Beyrouth dévasté par le feu et le sang. « Un luxe » dont il aimerait faire bénéficier les spectateurs de ses toiles…
* Galerie Cheriff Tabet – « Dictionnaire amoureux de la forêt » de Victor Baladi. Jusqu’au 11 novembre, D Beirut, la Quarantaine, route maritime ; du lundi au samedi, de 11h à 18h.