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Nos Lecteurs ont la Parole

Histoire (banale) d’une esclave au Liban

Monsieur Joseph J. est un homme « bien ». Bourgeois pratiquant, classe moyenne, 70 ans environ, encore gaillard pour son âge. Il se présente chaque matin à l’église pour assister à la messe de 7 heures. Monsieur Joseph est toujours accompagné de sa femme de ménage togolaise, qui le suit docilement à trois pas derrière pour ensuite aller s’asseoir trois bancs derrière lui. Le triste uniforme gris qu’elle porte tous les jours ressemble à ceux des prisonniers des goulags de l’ère soviétique. À la fin de la cérémonie religieuse, Monsieur Joseph se dirige vers sa Jaguar, toujours suivi par la jeune fille qui s’assoit bien sûr sur la banquette arrière, rang inférieur oblige.

Assis sur un banc, j’observe ce rituel journalier tout en essayant de prier lorsqu’un jour elle me glisse en secret une petite enveloppe et retourne précipitamment à sa place avant que Monsieur Joseph ne la voie. Surpris, je décachète la missive pour y découvrir un appel de détresse avec un numéro de téléphone.

Rentré chez moi, je la contacte sur WhatsApp. Son histoire est typique de toutes les filles abusées, privées de leurs droits les plus élémentaires et traitées en esclaves par des patrons sadiques et iniques. Elle me dit qu’elle s’appelle Abla et que ses journées sont un enfer permanent. Depuis trois ans qu’elle travaille chez Monsieur Joseph, elle est obligée de dormir par terre au balcon ou au salon sur un vieux matelas pourri dont elle m’envoie la photo. Elle n’a aucune armoire pour ranger ses affaires. Elle doit s’habiller et se déshabiller dans la cuisine. Pas de salle de bains à elle. Pas de télé, pas de livres. Aucune intimité dans sa vie. De plus, elle est privée de jour de sortie et doit travailler 7 jours sur 7 sans aucun repos. La femme de Monsieur Joseph est acariâtre et la traite sans cesse de tous les noms. Elle doit nettoyer quatre appartements dans le même immeuble car on la prête aux voisins à qui l’on fait payer le service rendu mais, bien entendu, elle ne voit pas la couleur de cet argent. Et, pour couronner le tout, on lui ampute son salaire de fin de mois sous prétexte que l’on peut virer un maximum de 200 dollers à l’étranger mensuellement.En larmes, elle me supplie de l’aider à s’en sortir. J’hésite ne sachant pas quoi faire dans de telles circonstances et je finis, après l’avoir avertie des risques d’être sans papiers, par accepter de l’attendre en bas de son immeuble pour l’emmener avec moi. Je l’installe dans une chambre avec salle de bains privée, télévision et DVD et... un lit. Son bonheur est incommensurable et elle s’est mise à sangloter en remerciements. Je lui débrouille aussi un travail avec augmentation de 50 % sur son salaire précédent.

Quelques jours plus tard, elle rallume son téléphone portable qu’elle avait éteint pour ne pas être harcelée pas ses ex-patrons. Elle répond et le met en mode haut-parleur. C’était MMJ (avocate de son état de surcroît) et MJ, les deux filles de Monsieur Joseph. Deux furies qui se mettent à gueuler au téléphone sans laisser à la malheureuse Abla le temps de placer un mot. En bref, elles la traitent d’imbécile et d’idiote à plusieurs reprises.

Alternant menaces et pleurs, elles lui déclarent qu’elles l’aiment énormément et qu’elle est comme leur sœur et que leur père fera une crise cardiaque si elle ne revient pas et que toutes ses conditions seront acceptées (sauf la chambre privée, la salle de bains et le jour de sortie). « Après tout ce qu’on a fait pour toi et nos “bienfaits”, tu nous quittes espèce de fille ingrate? Nous avons dépensé des fortunes en billets d’avion. Tu es à nous. Tu nous appartiens. Tu ne peux aller nulle part ailleurs. Jamais nous ne te laisserons. » Abla finit par pouvoir en placer une pour dire qu’elle ne veut plus jamais repartir chez eux et qu’elle a trouvé un autre travail et voudrait juste son passeport et ses papiers. « Hérésie » gueulent les deux furies. « Si nous devons te laisser partir, il faut nous payer $2 800 en cash. » Elles déclarent sans vergogne et sans honte que c’est le prix de la « vente ». Abla leur claque le téléphone au nez. Depuis, elle vit sa vie heureuse et libre de ses mouvements mais sans papiers.

Le cas d’Abla est le cas de milliers d’autres malheureuses exploitées et traitées comme des esclaves et du bétail. Quand est-ce que ce pseudo-gouvernement sortant se décidera-t-il enfin à mettre un terme à ces pratiques honteuses et à cette traite d’êtres humains. La ministre du Travail, Mme Lamia Yammine, a pourtant sorti un nouveau contrat de travail il y a de cela un mois mais qui est resté sans suite dans ce pays qui va à la dérive morale autant que physique et matérielle.

Finalement, nous les Libanais avec des pratiques esclavagistes pareilles avons les dirigeants que l’on mérite. Je n’ai qu’un souhait : que les gens qui traitent leurs employés en esclaves soient un jour forcés d’émigrer dû à la crise économique et qu’il soient obligés de travailler dans les mêmes conditions qu’ils ont imposées à leurs domestiques. Ce ne sera que justice.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Monsieur Joseph J. est un homme « bien ». Bourgeois pratiquant, classe moyenne, 70 ans environ, encore gaillard pour son âge. Il se présente chaque matin à l’église pour assister à la messe de 7 heures. Monsieur Joseph est toujours accompagné de sa femme de ménage togolaise, qui le suit docilement à trois pas derrière pour ensuite aller s’asseoir trois bancs derrière...
commentaires (1)

Vous décrivez un cas vraiment malheureux et affreux. Heureusement tous les employeurs ne sont pas comme ça. Heureusement. Je suis suis toujours en contact avec les jeunes filles ayant travaillé chez nous. Nous recevons les photos. De mariage. Puis des enfants. Les bonnes nouvelles et parfois les moins bonnes. Elles se sont toutes précipitées sur leur téléphone pour savoir si nous étions indemnes suite aux explosions du 4 août. Tout le monde ne se comporte pas en immonde esclavagiste. Ca n'enlève rien certes à l'histoire que vois décrivez et que ne devrait jamais avoir lieu. Ces gens là sont totalement déconnectés de l'humanité. C'est bon de lire que Abla a trouvé un endroit où elle se sent libre et bien traitée. Traitée comme il se doit.

Sybille S. Hneine

08 h 21, le 08 octobre 2020

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Commentaires (1)

  • Vous décrivez un cas vraiment malheureux et affreux. Heureusement tous les employeurs ne sont pas comme ça. Heureusement. Je suis suis toujours en contact avec les jeunes filles ayant travaillé chez nous. Nous recevons les photos. De mariage. Puis des enfants. Les bonnes nouvelles et parfois les moins bonnes. Elles se sont toutes précipitées sur leur téléphone pour savoir si nous étions indemnes suite aux explosions du 4 août. Tout le monde ne se comporte pas en immonde esclavagiste. Ca n'enlève rien certes à l'histoire que vois décrivez et que ne devrait jamais avoir lieu. Ces gens là sont totalement déconnectés de l'humanité. C'est bon de lire que Abla a trouvé un endroit où elle se sent libre et bien traitée. Traitée comme il se doit.

    Sybille S. Hneine

    08 h 21, le 08 octobre 2020

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