Le Liban en guerre 1975-1990 de Dima de Clerck et Stéphane Malsagne, Belin, 2020, 480 p.
Je n’aime pas les livres sur la guerre du Liban, je l’ai vécue passif et curieux des régions et des sphères, dans l’angoisse, la peur, l’espoir puis je n’ai cessé de la revivre dans des livres qui la couvraient, dévoilant plus l’indigne et les laideurs que la décence et le vouloir vivre. J’étais surtout agacé par cette troupe de chercheurs qui l’ont toujours prévue, en lui donnant les qualificatifs les plus affinés, et qui ne voient en le Liban que des échecs qui se perpétuent et s’aggravent. Sans être aveugle aux défaillances flagrantes, j’estime certaines acquisitions positives et ne peux que comparer la République libanaise aux Etats qui l’entourent. Pour les années 1975-1982, Samir Kassir a offert une synthèse étourdissante et convaincante, mais on n’a cessé, malgré l’objectivité, de discuter, à deux, certains partis pris.
Le livre de Dima de Clerck et de Stéphane Malsagne prolonge la recherche jusqu’en 1990. Son sérieux, son érudition qui ne cesse d’intégrer leurs précédents travaux, des archives et les nombreuses investigations d’auteurs presque impossibles à embrasser tant elles se sont appliquées aux coins et recoins, sa rigueur dans une approche qui intègre les niveaux local, national et régional les uns dans les autres ne peuvent qu’être salués. Si on ajoute aux atouts précédents l’amitié et la générosité de ces deux chercheurs, il faut saluer une patience et une quête à toute épreuve et un livre qui mérite d’être connu et qui est désormais une référence obligée.
L’ouvrage cherche à couvrir l’intégralité de la guerre tout en dénonçant les « dates iconiques » et en cherchant à « repenser les périodisations classiques du conflit ». Il montre qu’elle a débuté avant le 13 avril 1975 et que le 13 octobre 1990 ne la clôt pas, s’il est possible de parler pour une guerre « civile » de fin, et pour les Libanais de paix interne et externe. La querelle n’a cessé de s’entamer et n’arrête pas de recommencer, processus agonistique indéfiniment hégélien ou héraclitien. Certes de nombreuses interprétations parsemées peuvent être discutées, quelques sources jugées douteuses, mais là est le destin de toute recherche. L’ampleur de l’investigation dans des domaines variés historiques, économiques, politiques, militaires… a exigé des efforts immenses. Relier ces éléments entre eux et à un niveau global supérieur, les pratiques miliciennes aux rouages du capitalisme financier, une guerre communautaire à l’espace monde, requiert à son tour une conceptualisation ferme dont les auteurs se sont bien acquittés.
Je ne peux toutefois que me séparer de mes amis sur l’interprétation de l’intifida (soulèvement) d’octobre 2019. Chaque fois que le livre l’évoque, il le fait avec méfiance parlant des « démons du passé » et des risques de reprise de la guerre civile. Or non seulement il reste imprécis sur ce lien supposé, mais ne voit pas tout le positif d’un élan populaire généreux qui non seulement refuse une classe politique corrompue et incompétente, mais casse les cadres communautaires et régionaux pour célébrer l’unité nationale dans une République civile. Jusqu’à présent le soulèvement n’est pas parvenu à devenir une révolution, en raison de mille embûches internes et externes, mais on ne peut trouver en dehors de lui aucune possibilité de salut pour le Liban. Par lui seul peuvent venir le progrès et la paix. Dans une telle perspective, on peut éclairer au milieu de tant de déchirements, de mythes, d’inégalités, de difficultés, l’acheminement des Libanais, dont près de la moitié refusait le Grand Liban lors de sa proclamation en 1920, vers une conscience et une identité nationales éprises de liberté, d’égalité et de fraternité.
Le Liban en guerre est un livre dense dont on ne peut résumer toutes les richesses. Il étale, avec une profusion de détails, les tragédies du pays. Il remonte aux causes qui y ont mené avec un effort de « juste distance » et de « recul nécessaire ». Il dévoile aussi un positif rarement étudié ou mis en lumière. Pour supporter l’insupportable, les civils ont bénéficié d’un instinct de vie supérieur aux menaces de la mort. Aux pires moments, « ont survécu des éléments fondamentaux de la culture politique libanaise (volonté de coexister, de tolérance et de recherche du consensus dans la diversité) ». Même les miliciens avouaient préférer le vivre-ensemble à la guerre. En majorité à la fin des années 1980, les Libanais étaient pour une solution démocratique et libérale.
Les pages sur « l’économie milicienne » (pp. 298-307) sont ahurissantes. Elles ne sont dépassées, dans le sensationnel, que par celles sur la place prise par le Liban dans les flux illicites mondiaux (terrorisme, drogues, armes, adoptions d’enfants…) (pp. 357-368). Nous avons lu avec plus d’apaisement la partie consacrée à l’installation des pénuries (eau, électricité, nourriture…), la réorganisation de la vie quotidienne, l’essor d’« une culture de la débrouille » : elle nous met en mémoire ces années noires ou grises et cette rareté dont Sartre fait, dans sa Critique de la raison dialectique, un trait essentiel de la condition de l’homme.