Entretiens

Mohammed Aïssaoui, la plume volontaire

Mohammed Aïssaoui, la plume volontaire

© Olivier Dion

Que serait devenu Beyrouth sans tous ces volontaires qui ont spontanément retroussé leurs manches pour déblayer les gravats qui avaient envahi la ville ? Que serait une société sans ceux qui donnent gratuitement de leur temps et de leur élan vital pour proposer un supplément d’humanité aux plus fragiles ? Dans son dernier roman, Les Funambules, qui fait partie de la sélection du Goncourt, du Renaudot et de l'Interallié 2020, Mohamed Aïssaoui esquisse avec pudeur et délicatesse les versants multiples des situations de détresse des uns, la main tendue des autres et l’infini des possibles de l’altérité. La structure polyphonique du texte porte des sensibilités plurielles, sur lesquelles le personnage principal se voit confier par un neuropsychiatre la mission de mettre des mots. Au fil des rencontres, celui dont le métier est à l’origine de rédiger des biographies retrouve l’enfant qu’il était, arrivé en France à l’âge de neuf ans avec sa mère, « analphabète bilingue », dans une situation de grande précarité. Si un lien indéfectible demeure entre eux, une transmission culturelle en pointillés a laissé de nombreuses questions en suspens. En parallèle, le héros nourrit l’espoir de revoir son amour de jeunesse, Nadia, dont le souvenir s’éloigne au fur et à mesure qu’il s’en rapproche.

Ce qui rend le roman aussi poignant, c’est sa justesse ; une écriture sobre rend hommage aux travailleurs de l’ombre qui ne plient pas devant la fatalité de la misère. Le narrateur offre également sa plume à ceux qui ne parviennent pas à s’exprimer sur cette pauvreté qui leur colle à la peau, or « les gens cabossés veulent panser leurs blessures profondes avec des mots ». Un style dense et fluide accompagne ces équilibristes de l’existence, qui nous rappellent la fragilité humaine et les fêlures qui habitent chacun d’entre nous. Si le texte de Mohamed Aïssaoui est terriblement actuel dans son face-à-face avec la souffrance, il offre aussi à ses lecteurs des perspectives lumineuses d’altérité et de gratitude. « Moi, c’est ma mère qui m’a donné la main et ce goût de la bagarre. Elle ne sait ni lire ni écrire ? Alors j’en ferai mon métier. On a changé de pays ? Alors, j’adopterai celui qui m’a accueilli au plus profond de moi, avec sa langue, sa culture, jusqu’à ses contradictions même ; pour lui dire merci de m’avoir sauvé, d’avoir aidé ma mère et ses compagnons d’infortune ; merci à ces associations, ces bénévoles qui ont apporté un coup de pouce à Bizness, Moussa, Chantal, Leïla, Béa... qui nous ont soutenus sans se pincer le nez devant nos mains sales, ni se moquer de cette veste Adidas bleue que j’ai portée trois années durant sans discontinuer. (...) J’allais oublier : ma mère m’a appelé Kateb, ça veut dire écrire. »

Le fil de l'écriture permet de recoudre l’espace social disloqué, le passé et le présent, ainsi qu’une expérience individuelle qui a traversé des frontières épaisses et invisibles.

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Les Funambules ne relève-t-il pas davantage de l’écriture de l’intime que vos textes précédents ?

En effet, j’ai mis beaucoup de temps à me dévoiler. Mon premier livre publié est une anthologie, je le conseille aux auteurs en herbe : c’est une entrée en littérature qui désacralise l’enjeu, un peu comme quand on parle beaucoup des autres, avant de parler de soi, car c’est toujours compliqué. Ensuite j’ai écrit L’Affaire de l’esclave Furcy (Gallimard, 2010) ; puis L’Étoile jaune et le croissant (Gallimard, 2012), pour parler de sujets qui m’affectent et que j’avais envie de mettre en avant. C’est dans Petit Éloge des souvenirs (Gallimard, 2014) que j’ai commencé à parler de moi comme enfant, et depuis vingt ans, j’ai toujours écrit sur ce qui me touche le plus. Dans Les Funambules, il y a certains éléments qui ont été rédigés dans les années 80 et que j’ai modifiés ; il s’agit d’un roman personnel, et il m’a fallu du temps pour m’autoriser à parler de moi ou de quelqu’un qui me ressemble beaucoup en tout cas. J’évoque quelques souvenirs, des moments qui m’ont touché personnellement. C’est le fait de parler avec des gens démunis qui m’a donné la force de me dévoiler.

Comment êtes-vous entré en contact avec le monde du bénévolat ?

Dans Les Funambules, plus des trois-quarts des personnages sont inspirés de personnes avec qui j’ai vécu, ou que j’ai rencontrées, comme Moussa, qui a grandi dans la même cité que moi, ou Leïla. J’ai passé plus de deux ans avec ATD Quart Monde et avec les Restos du cœur, j’ai même suivi des formations avec eux. Je voulais aller dans la profondeur de leurs motivations, et montrer que ces gens-là ont aussi leurs fêlures ; pour moi, ce sont vraiment les héros de l’ombre. Ils ne se mettent pas en valeur, ils ne donnent pas de leçons mais ils sont dans l’action permanente. J’ai trouvé leurs personnalités d’une richesse extraordinaire et peu importe la raison pour laquelle les bénévoles aident, ils sont là, ils distribuent à manger, ils accueillent, ils regardent les gens qui viennent pour quelques heures, ils écoutent des conversations qui ne les intéressent pas forcément, mais qui font du bien à la personne qui en parle. Parfois ils sont même agressés, mais ils continuent.

J’ai également été très touché par la façon dont certaines personnes démunies s’en sortent, par l’humour, comme le personnage de Bizness par exemple. Ma mère est l’une d’entre eux, elle va vivre comme elle peut et avoir une vie qu’elle aime ; c’est extraordinaire de voir que ces gens-là, pour rien au monde ils ne changeraient leur existence.

Au cours de mes études de journalisme, je n’ai jamais eu de cours d’écoute, ce qui existe dans les formations des Restos du cœur. Écrire, c’est savoir écouter, et en écoutant, on parle de soi : selon la question que l’on choisit de poser, on met notre inconscient, nos désirs...

Les Funambules est un titre polysémique à de multiples égards ; fait-il également référence à votre double culture ?

Le titre s’est imposé très vite, c’est vraiment le lien entre tous les personnages et toutes les situations. Chacun porte sa fêlure, et la détresse n’est pas exclusivement liée à la pauvreté. Tout être humain est dans l’exil, et le funambulisme que j’évoque n’est pas exclusivement matériel, il peut être moral, psychologique... Le fait d’être sur le fil entre deux éléments n’est pas forcément négatif, on peut tomber bien sûr, mais on peut y trouver une force. C’est ainsi que j’ai vécu ma double culture, je n’ai jamais renié mes racines et j’adore ma culture d’adoption, je m’y sens très bien. J’aurais aimé dans ce roman écrire un chapitre où le narrateur dialoguerait avec l’enfant qu’il a été, c’est un peu l’inconscient du livre. Trouver un équilibre entre deux cultures est complexe, surtout à une époque de plus en plus communautariste dans tous les sens du terme, et pas seulement religieux, je pense par exemple au véganisme.

Un de vos personnages parle du « lien qui répare ». Avez-vous souhaité mettre en valeur le sens de l’altérité ?

Les différents bénévoles que j’ai rencontrés insistent souvent sur le fait que le destin de chacun peut basculer rapidement ; on peut avoir un environnement solide, et un décès, un accident bouleversent tout. La conscience de la possibilité que tout peut basculer appelle à l’humilité de tous.

Au cours de mon enfance, j’ai vu aussi qu’un professeur qui vous tend la main peut sauver une vie ; il faut savoir prendre cette main que l’on vous offre. J’ai beaucoup entendu dans ma vie que j’avais eu de la chance, et j’ai lutté contre cette notion ; pourtant, qu’est-ce qui fait qu’on s’en sort ou pas ? Je ne sais pas. Je ne connais pas d’autre lieu que l’école pour vous donner la possibilité de vous en sortir, en offrant une chance à chacun. Elle vous permet de vous former, humainement et culturellement. Mais la littérature ne s’empare pas facilement des bons sentiments, comme le sens de l’altérité.

L’écriture est-elle un moyen de maintenir une forme d’équilibre dans l’existence ?

J’ai utilisé dans le roman l’artifice d’un neuropsychiatre qui voudrait aider des gens démunis à écrire leur histoire, dans une optique salvatrice. On sait ce que peut permettre l’écriture même si on n’écrit pas impunément, et qu’il y a beaucoup d’échecs dans ces tentatives. Sans l’écriture, la mémoire est difficile.

Pour vous, la littérature a-t-elle été une seconde famille ?

Je suis venu à la littérature par l’école et j’ai relu les grands auteurs des années plus tard ; j’y ai découvert autre chose, notamment le talent qu’il y a derrière l’apparente simplicité de certains textes, comme ceux de Maupassant, de Camus ou de Zweig. Quand un tennisman joue avec grâce, c’est qu’il a des années de travail derrière lui, et l’écriture c’est pareil. Pour tout ce que j’ai écrit, il y a une vingtaine de versions, puis je cherche à ce que le récit soit le plus fluide possible, et j’ai la hantise d’ennuyer le lecteur : je préfère qu’il soit un peu frustré à la fin. Si on voit le labeur, c’est que l’œuvre n’est pas réussie. Techniquement, l’écriture m’intéresse beaucoup, et j’anime régulièrement des ateliers d’écriture.

Par mon métier de critique littéraire, j’ai la chance de régulièrement rencontrer des écrivains. La rencontre avec Patrick Modiano, à Stockholm, m’a particulièrement marqué. Il recevait le prix Nobel et en était étonné ; j’ai partagé avec lui des moments fantastiques. De même pour Erik Orsenna, notre entretien a duré quatre heures, c’était comme un cours magistral ! Les écouter est un moyen d’apprendre à écrire, je les interroge sur leur cuisine littéraire ; nos échanges sont rapidement personnels, et souvent incroyables.

Les Funambules de Mohammed Aïssaoui, Gallimard, 2020, 224 p.

Que serait devenu Beyrouth sans tous ces volontaires qui ont spontanément retroussé leurs manches pour déblayer les gravats qui avaient envahi la ville ? Que serait une société sans ceux qui donnent gratuitement de leur temps et de leur élan vital pour proposer un supplément d’humanité aux plus fragiles ? Dans son dernier roman, Les Funambules, qui fait partie de la sélection...

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