Pour la première fois depuis l’accord de Taëf (1989), le siège patriarcal maronite a récemment envisagé, par la voix de son patriarche, le cardinal Béchara Raï, la possibilité d’un amendement du système politique libanais qui répondrait à une demande de participation effective de la communauté chiite aux mécanismes du pouvoir exécutif, toujours verrouillé pour le moment par les communautés chrétienne et sunnite. « La révision du système politique libanais et de la répartition des prérogatives et des fonctions se fera – si elle s’avère indispensable – après la confirmation de la neutralité du Liban », a affirmé dimanche dernier (20 septembre) le patriarche maronite lors de la messe dédiée aux « martyrs de la résistance libanaise », à Notre-Dame d’Ilige (Jbeil).
S’il a ouvertement parlé d’un amendement du système politique, révèlent des sources proches du patriarcat maronite, c’est que le prélat est conscient que le centenaire du Grand Liban s’est ouvert sur le constat d’un « fiasco total » de l’État instauré au siècle dernier. Le chef de l’Église maronite est tout aussi lucide de la nécessité d’un « nouveau concordat » entre les communautés libanaises. Et pleinement conscient de la nécessité d’un accord sur les « préliminaires » indispensables à l’existence d’un État : droits et obligations auxquelles toutes les communautés doivent souscrire, volonté de vivre en commun, égalité en droits et en devoirs, communauté culturelle, égalité devant l’impôt, redistribution de la fortune nationale, renoncement à la violence en politique, etc. Autant de « préalables » sur lesquels les Libanais ne se sont pas vraiment entendus, à l’ombre d’un État-providence qui, pour certaines communautés, ou certains pans de la société, « doit tout assurer et auquel on ne doit rien ».
Mais quels sont ces amendements que le patriarche se déclare prêt à examiner ? Et ceux-ci prévoient-ils l’attribution de fonctions exécutives à la communauté chiite, comme le réclame indirectement celle-ci à travers son insistance à détenir le portefeuille des Finances, verrou financier qui leur permet d’avoir leur mot à dire sur le plan exécutif ? En outre, les conditions qu’il pose à leur acceptation n’annulent-elles pas, de fait, l’ouverture affichée et la possibilité de leur instauration ? Autant de questions auxquelles les protagonistes en présence n’ont pas toujours de réponse précise.
À toutes ces interrogations, une source épiscopale autorisée qui requiert l’anonymat apporte en particulier certaines clarifications. Et pour commencer, elle précise que l’Église maronite tient toujours à l’application des dispositions de l’accord de Taëf, qui consacrent la parité islamo-chrétienne, et préconisent la décentralisation administrative et la création d’un Sénat. « Ce qui est certain, précise cette source, c’est que le patriarche exclut tout modification du pacte national et du principe de parité. »
Or on sait qu’un énorme fossé s’est creusé entre la philosophie à la base de la Constitution et du pacte national – philosophie renforcée par Taëf – et le contexte local et régional actuel. Cette philosophie correspondait à une fracture politique islamo-chrétienne qui était de mise pendant de longues décennies, mais qui a été remplacée par la faille plus ancienne, qui se renforce en ce moment, entre musulmans sunnites et chiites. Le patriarche est-il prêt à revoir la Constitution à l’ombre de ce clivage ?
Rien à l’ombre des armes du Hezbollah
En l’absence d’une réponse claire à cette question, une chose est quand même sûre : le patriarche a pris la précaution de préciser que l’acceptation d’une « révision » des équilibres communautaires internes ne saurait se faire « tant que toutes les communautés ne sont pas entrées dans le giron de l’État et n’ont pas renoncé à leurs projets particuliers ». Autrement dit, tant que le Hezbollah n’a pas déposé ses armes comme toutes les autres milices libanaises. En clair, « pas de révision constitutionnelle tant que la résistance armée anti-israélienne n’a pas cédé devant la neutralité comme valeur fondatrice de l’État libanais », disent ses proches.
Personne ne sera étonné de savoir que le Hezbollah – et à sa suite le mouvement Amal – ont autant fraîchement accueilli les propositions patriarcales que son discours sur la neutralité. Toutefois, les deux formations ont décidé d’ignorer totalement les propos de Béchara Raï, estimant qu’il n’est pas « l’instance compétente » chargée d’en parler. À ces objections – contestables vu le rôle historique joué par le patriarche maronite dans la vie nationale – une source politique répond que « le patriarche est un pasteur, qu’il est redevable d’une explication et d’une clarification à ses fidèles, qu’il assume une responsabilité historique à laquelle il ne peut, en conscience, se dérober, et qu’il est de son devoir de contribuer, à son niveau, à mettre le Liban à l’abri des secousses de l’histoire et des projets qui, comme celui du Hezbollah, menacent son existence et son unité interne ».
Toujours est-il que dans un communiqué, le Conseil supérieur chiite, présidé par le mufti jaafarite Ahmad Kabalan, a « dénoncé les propos d’une grande autorité religieuse contre la communauté chiite ». C’est qu’en effet, le patriarche Raï avait apostrophé dans son homélie non les partis chiites, mais la communauté elle-même. « À quel titre une communauté réclame-t-elle un ministère, comme s’il lui appartenait? » s’était interrogé le patriarche.
Et le mufti Kabalan d’appeler à l’abolition pure et simple du communautarisme politique, une proposition extrême brandie régulièrement comme une menace existentielle pour les chrétiens du Liban, aux yeux desquels elle est synonyme de démocratie du nombre et de perte de leur « exception culturelle et politique ».
Le Futur : Une proposition hypothétique
Réagissant aux propos du patriarche, l’ancien député Moustapha Allouche (courant du Futur) voit dans l’ouverture du patriarche à des réformes constitutionnelles une « proposition hypothétique » dont il sait d’avance qu’elle s’inscrit dans un avenir qui la rendra improbable.
Pour l’ancien parlementaire, « il se peut que Nabih Berry s’en félicite, estimant que le combat des chiites a donné des résultats ». Toutefois, M. Allouche doute qu’on n’en arrivera jamais avec le Hezbollah à un consensus sur la neutralité du Liban.
Selon l’ancien député, « le Hezbollah est étroitement lié au projet politico-religieux de la wilayet al-fakih pour la réalisation duquel il n’hésitera pas, au besoin, à redéfinir la nature de sa présence au Liban, et même à redessiner la carte du Liban et de la Syrie, engrangeant au passage tous les acquis politiques, économiques et sociaux de l’ancien ordre des choses, qui seraient à sa portée, sans dévier de son projet politique propre ».
Pour M. Allouche, en outre, face à un nouvel ordre constitutionnel où ils ne seront plus en position dominante – et le patriarcat l’a pressenti dès 2012 –, les chrétiens finiront par opter pour le petit Liban, c’est-à-dire pratiquement pour une autonomie relative dans le cadre d’une décentralisation poussée.Ces mêmes considérations président à la manière dont les Forces libanaises voient les choses. Ce parti, assure une source FL autorisée, adhère sans réserve à la campagne en faveur de la neutralité conduite par le patriarche et envisage un changement éventuel dans les mêmes termes.
Les FL, précise la source citée, estiment essentiel de refonder une fois pour toutes le Liban sur le principe de neutralité, réinventé par la déclaration de Baabda (2012), et qui est diamétralement opposé au principe de la résistance et du système politico-religieux que défend le Hezbollah. La neutralité, précise-t-il, est essentielle à la stabilité politique et sociale du Liban comme à sa prospérité économique et au vivre-ensemble. Entre-temps, anticipant sur la possibilité que le Hezbollah arrache comme réforme une rotation intégrale des portefeuilles ministériels et des fonctions présidentielles ou même la création d’une vice-présidence qui irait à la communauté chiite, la source FL citée estime que les chrétiens libanais doivent, dès à présent, songer à une décentralisation administrative élargie, une réforme décidée à Taëf (1989) et restée inappliquée. Pour le député Alain Aoun (CPL), la proposition du patriarche entre dans une logique bien précise. « Il n’y a pas de système politique qui ne doive évoluer, affirme le parlementaire, pas plus le système libanais qu’un autre.
Le système libanais comprend certaines lacunes et tout le monde appelle à son évolution. Mais les conditions de cette évolution doivent être créées. Aujourd’hui, bien évidemment, elles ne sont pas réunies. Cette évolution doit être le fruit d’un dialogue national entre égaux, sans exclusives ou tabous. Et bien sûr, une volonté commune de trouver des solutions et de répondre aux appréhensions et inquiétudes des uns et des autres. Le patriarche maronite a pour sa part posé ses conditions pour entrer en dialogue et faire évoluer le système. Tel est le sens général à donner à sa proposition. »
commentaires (9)
Je précise mon commentaire précédent. L'unité du peuple libanais fondement essentiel pour la formation de son Etat, qui intègre une pluralité de une pluralité de confessions et de communautés, dans le respect de chacune, sans être un Etat fédéral. C'est là une merveille unique, mais irréalisable à partir de sa propre souveraineté, sans tutelle. qui limite sa souveraineté, sans devenir un chaos politique.
dintilhac bernard
19 h 47, le 02 novembre 2020