Les explosions au port de Beyrouth qui ont ravagé la capitale libanaise le 4 août ont provoqué la mort d’au moins 200 personnes, blessé des milliers d’autres et provoqué la destruction partielle ou totale de plusieurs centaines de milliers d’habitations. Elles ont aussi eu un impact très fort sur la santé mentale et le comportement de la population. La tragédie a eu lieu à un moment où cette dernière vivait déjà un grand stress à cause de la dévaluation de la monnaie nationale, de la pénurie du fuel, des coupures de courant, des fermetures intermittentes du pays en raison du coronavirus et des manifestations populaires de colère contre la corruption et la mauvaise gestion de la part des gouvernants. Près de la moitié de la population libanaise et au moins deux tiers des réfugiés résidant au Liban vivent désormais sous le seuil de pauvreté.
La tragédie du port a rallumé la colère contre l’élite gouvernante, qui avait ignoré les avertissements au sujet de la haute capacité explosive de certains matériaux et produits stockés au port sans les précautions nécessaires.
Le stress chronique, le traumatisme causé par l’explosion ainsi que l’angoisse et l’incertitude au sujet du lendemain constituent les conditions idéales pour la naissance de troubles mentaux persistants.
Après la tragédie du port, des parents affectés ont rapporté que leurs enfants souffraient désormais de troubles du sommeil, restaient silencieux et ne réagissaient plus, montrant des signes d’anxiété et de peur d’une nouvelle explosion. Même en jouant, ils avaient l’ai préoccupés et émettaient des sons à peine audibles, alors qu’ils sursautaient au moindre bruit un peu fort. Les parents ont essayé de lutter contre ces phénomènes, mais ils étaient eux-mêmes traumatisés par l’explosion qui avait réveillé pour certains d’entre eux les blessures de la guerre civile et son lot de violences. Les parents ont commencé à poser des questions du genre : comment pouvons-nous faire en sorte que nos enfants oublient ce traumatisme ? Pouvons-nous pleurer devant eux ? Que devons-nous leur dire au sujet de ce qui s’est passé ? Redeviendront-ils normaux ?
Au cours d’une séance de psychologie de groupe avec des adolescents et leurs parents, organisée par l’ONG Embrace, les parents ont été surpris d’entendre la conscience profonde de leurs enfants de la réalité de ce qui s’était produit. Les jeunes ont posé des questions très pertinentes et réalistes sur le fait de savoir s’ils pourront retrouver leurs maisons, ou sur ce qui pourrait se passer si le gouvernement ne démissionnait pas. Ils ont aussi cherché à savoir si l’explosion pouvait provoquer une nouvelle guerre civile et si les hôpitaux (plusieurs d’entre eux ont été lourdement endommagés par l’explosion) étaient en mesure de les accueillir s’ils venaient à contracter le coronavirus. Les angoisses et les sentiments complexes suscités par l’explosion chez les jeunes étaient ainsi perceptibles.
Les recherches montrent de façon précise que les guerres, les conflits armés et les catastrophes naturelles ont un lien direct avec le risque de désordre mental chez les enfants (Attanayaké et al. 2009). La particularité de l’explosion au port est qu’elle ne semble pas être le résultat d’un acte de guerre délibéré, d’une catastrophe naturelle ou d’une action humaine. C’est la conséquence du comportement d’une élite politique paralysée par le confessionnalisme et la corruption, au point de mettre honteusement en danger la vie de ses propres citoyens. Les victimes de cette explosion ne sont donc pas des martyrs morts au service d’une cause claire, mais des morts par accident, un accident dû à la négligence et à l’irresponsabilité. La colère et le désespoir causés par cette triste réalité nourrissent encore plus le traumatisme causé par l’explosion et rendent plus difficile l’expression du chagrin et le deuil à la suite de cette tragédie. Dans d’autres pays et d’autres contextes, les injustices socio-politiques sont considérées comme un facteur qui augmente les risques de dépression et d’anxiété chronique (Giacaman et al.2011). Au Liban, les expériences collectives de guerre, indépendamment du danger personnel qu’elles comportent, sont associées à l’augmentation de l’anxiété (Nuwayid et al., 2011), montrant ainsi l’importance de l’aspect collectif et partagé de la détresse.
Les explosions au port ont choqué l’ensemble du pays, au propre comme au figuré. La peur, la douleur et la colère ont été partagées par la collectivité. Les enfants ne sont pas immunisés contre cette peine collective et ils sont influencés par leurs parents, leurs familles et leur environnement social. Toutes ces réactions ont un impact sur eux. (Diab et al., 2018).
Tout comme le désastre du port a été une expérience collective, s’adapter et traiter cette expérience grave doit aussi se faire sur un plan collectif. Alors que ceux qui résident depuis longtemps au Liban sont fatigués d’avoir à être résilients, le réseau de soutien social et communautaire assez puissant qui existe dans tout le pays protège la santé mentale des enfants. Après la terrible explosion, ils sont venus de partout vers les lieux dévastés, aidant à déblayer les rues, à réparer les fenêtres et les portes, offrant de l’eau et de la nourriture, des abris même, et surtout offrant un soutien moral qui s’est traduit par une grande compassion et par le souci d’accorder une oreille attentive aux survivants et aux rescapés.
Ces derniers ont été inondés de soutien par leurs familles, leurs proches, leurs amis, leurs collègues, les organisations et les commerçants du coin. Toutes ces aides et cet élan de solidarité, qui se sont exprimés spontanément peuvent être très utiles pour la santé mentale des enfants (Betancourt et al., 2013). Ces mécanismes de protection sont renforcés par les capacités de soutien des parents, des familles, et des collectivités. Par exemple, dans l’une des zones les plus affectées par le drame et les plus défavorisées, la Quarantaine, un des parcs fermé par la municipalité a été rouvert et il est utilisé par plusieurs ONG, (Unicef, War Child Holland et CatalyticAction), comme un espace sûr pour les enfants et les parents à l’écart du chaos qui les entoure. Cet espace de jeu collectif est le fruit d’une initiative commune qui avait été conçue en 2016, dans le cadre d’une approche participative qui a été revisitée après le désastre par CatalyticAction et les « voisins de l’AUB », en collaboration avec les enfants eux-mêmes.
Les grandes idées au sujet de la santé mentale et de l’aide psychologique après les catastrophes humanitaires recommandent une approche collective de traitement, basée sur les ressources de la communauté elle-même et elle doit toucher l’ensemble de la collectivité (IASC, 2007).
Des experts de la santé mentale, spécialisés dans le soutien psychologique, seront sollicités à une vaste échelle au cours des prochaines semaines et même au cours des prochains mois. Des initiatives comme l’espace de jeu à la Quarantaine pourraient aider à renforcer la capacité de récupération de la collectivité, de façon naturelle et lui permettre de surmonter plus rapidement et sainement cette terrible épreuve. Reconnaître l’ampleur du désastre et de la détresse qui l’a suivi sont vitaux pour protéger la santé mentale et le bien être psychologique des enfants.
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Un moment de calme en plein chaos : des activités psychologiques pour les enfants au centre de jeu de la Quarantaine. Photo UNICEF Liban