Dans le quartier d’Achrafieh toujours sous le choc de la tragédie du 4 août dernier, au port, les habitants s’emploient à reconstruire malgré tout, mais les souvenirs de la guerre sont vite remontés à la surface. C’est que les quartiers les plus touchés par la double explosion du port de Beyrouth, notamment Rmeil, Medawar, Saïfi, Gemmayzé et Mar Mikhaël, sont ceux qui avaient été les premiers à se mobiliser au début de la guerre du Liban, en 1975, pour protéger la partie chrétienne de la ville.
Achrafieh n’est pas qu’un quartier chic et résidentiel de la capitale où fleurissent les bars, les restaurants et les boîtes de nuit. Pour certains de ses habitants, c’est aussi le symbole de la « guerre des cent jours » de juillet à octobre 1978, quand cette partie de la ville a été assiégée par l’armée syrienne et qu’elle est devenue pour de nombreux chrétiens du Liban synonyme de résistance. C’est également le fief de Bachir Gemayel qui y habitait.
Installée dans sa petite voiture, devant ses deux immeubles détruits à Accaoui, une octogénaire raconte, à l’approche du 14 septembre, date anniversaire de l’assassinat du président élu : « Durant la guerre, Bachir passait régulièrement chez moi pour me dire “Madame Samaha, remplacez vos vitres cassées.” Je le faisais pour lui faire plaisir, et à chaque explosion, à chaque salve d’obus qui s’abattait sur le quartier, mes vitres volaient à nouveau en éclats. » Et d’ajouter : « Si Bachir était encore vivant, nous n’en serions pas arrivés là. »Dans un pays dont l’effondrement actuel est vertigineux, Bachir Gemayel, trente-huit ans après son assassinat, continue d’être le héros de certains chrétiens du Liban, qui estiment avoir perdu en 1990 une guerre de 17 ans.
Marcelle, épicière à Rmeil, a trouvé dans les décombres, au lendemain de l’explosion du 4 août, un portrait de Bachir Gemayel ayant volé d’un immeuble voisin. Elle l’a accroché pendant quelques jours dans son magasin. « Puis je l’ai rapporté à la maison. Bachir Gemayel, c’est très précieux pour nous. Il était le seul qui aurait pu sauver le Liban », dit-elle.
« Nous n’avions pas le choix »
Noha, une quadragénaire brune, vend des icônes. Elle est venue s’enquérir de sa voisine Alexa, dont elle estime qu’elle lui a sauvé la vie le 4 août dernier. « J’ai quitté l’entrepôt parce qu’Alexa m’a appelée. Aujourd’hui, il ne reste rien du dépôt. » Originaire d’Achrafieh, elle était enfant quand Bachir Gemayel a été assassiné le 14 septembre 1982, vingt-trois jours après avoir été élu président de la République, dans une explosion qui a détruit les locaux de la permanence du parti Kataëb dans le quartier. « Mon père a combattu avec Bachir Gemayel pour garder Achrafieh libre, pour la cause des chrétiens du Liban. Mon père est contre le port des armes, mais il fallait se battre pour rester ici, nous n’avions pas le choix. Et c’est grâce à ceux qui ont combattu pour nous défendre et grâce à Bachir Gemayel que nous sommes toujours là aujourd’hui », déclare-t-elle. De nombreux habitants d’un certain âge des quartiers sinistrés qui ont côtoyé le jeune leader évoquent aujourd’hui leurs souvenirs restés vivaces.Joseph, la soixantaine, tient un magasin de téléphones portables à Rmeil. « Si Bachir Gemayel était resté vivant, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Je me souviens bien, une fois, alors qu’il était toujours chef des Forces libanaises, il est passé devant le bureau de poste à Achrafieh et il a vu que le directeur s’était réservé une place pour sa voiture devant l’entrée, ce qui ne lui avait pas plu car la rue est un espace public. À partir de ce jour-là, le directeur a arrêté de se réserver une place. Si Bachir était resté vivant, nous aurions eu un pays où tout le monde est sous le parapluie de la loi », ajoute Joseph dont la maison et la boutique ont été détruites par l’explosion du 4 août.
Se souvenant des derniers jours de Bachir Gemayel, entre son élection et son assassinat, Walid qui traverse une rue passante de Jeïtaoui estime pour sa part : « Si Bachir Gemayel n’avait pas été assassiné, nous n’aurions pas eu des individus comme Michel Aoun ou des partis comme le Hezbollah. J’aimerais crier cela à pleins poumons le 14 septembre à la place Sassine. »
« Le Liban est mort »
Dès le lendemain de la double explosion du port, aidés de volontaires, les habitants des quartiers sinistrés se sont mis à nettoyer maisons et commerces et à reconstruire autant que faire se peut. Depuis plus de deux semaines, les routes d’Achrafieh sont encombrées par les embouteillages provoqués par les grues qui transportent les cadres en aluminium aux étages élevés des immeubles et des camions qui transportent les vitres.Tous les jours, des sacs de débris sont déposés sur les trottoirs, et aux coins des rues, on voit des monticules – de moins en moins importants – de vitres brisées. De minuscules bris de glace couvrent la chaussée et brillent la nuit sur l’asphalte. Sur les murs des immeubles, des faire-part sont collés pour informer les voisins et amis des quarantièmes des victimes de l’explosion du port. Pour certains, l’explosion a fait remonter les souvenirs de celle dans laquelle Bachir Gemayel a été tué il y a 38 ans. Assise dans sa boutique du quartier de l’Hôpital orthodoxe, Alexa, une couturière d’une cinquantaine d’années, raconte le drame du 4 août : « Il y avait du sang partout et les gens couraient vers l’hôpital Saint-Georges. Quand j’ai appris que l’hôpital n’était pas opérationnel, je suis restée devant ma boutique pour dire aux blessés qui arrivaient d’aller ailleurs. » Âgée d’une cinquantaine d’années, Alexa a vite fait de réparer son magasin qui a volé en éclats. Originaire de Dakkoun dans le Chouf, un village situé sur les hauteurs de Damour, localité chrétienne où les habitants avaient été massacrés en 1976, cette Libanaise vit depuis la fin des années soixante-dix à Achrafieh. Et elle passe sans transition à l’explosion du 14 septembre 1982. « Au moment de l’explosion, j’étais au jardin de Sioufi, je ne sais pas comment je suis arrivée en deux temps trois mouvements place Sassine, presque devant la maison du siège du parti Kataëb. On nous a dit que Bachir y était », raconte-t-elle, prise par l’émotion. « Ce soir-là, nous ne savions pas que Bachir était mort. Nous nous sommes réveillés à 4 heures du matin sur les lamentations du voisin, qui avait 16 ans. Il criait: “Le Liban est mort.” Et puis, ce garçon est parti vivre en Suède et il n’a plus jamais remis les pieds au Liban. » « Il n’y a pas d’homme comme Bachir Gemayel. Il n’y en aura jamais. Il a été assassiné, et regardez aujourd’hui où nous en sommes. Il était le seul à pouvoir sauver le Liban. Mon jeune voisin avait raison, le Liban est mort avec son assassinat », soupire-t-elle.
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Arrêtons de vivre dans le passé. Regardons le futur.
PPZZ58
21 h 23, le 15 septembre 2020