
Un navire turc d’exploration gazière, encadré par des navires militaires, dans les eaux militaires grecques. Photo AFP
Un même scénario se joue dans différents recoins de la Méditerranée orientale. Avec cette même question : comment des pays aux agendas aussi hétérogènes que la Grèce, la France, les Émirats arabes unis, ou Israël en sont-ils arrivés à faire front commun contre la Turquie ? Comment de potentielles ressources – qui n’ont pas encore été découvertes – ont-elles mené des États membres de l’OTAN au bord de l’affrontement ?
Car si les pays de l’alliance qui s’est constituée contre la Turquie partagent un objectif commun, la nature et l’historique des contentieux diffèrent. « Ce qui les réunit, malgré des divergences internes, est un compte à régler avec la Turquie, pour des raisons historiques, de rivalités, de droits de l’homme… la Turquie fait fonction de ciment fédérateur pour cette nouvelle alliance », observe Bayram Balci, chercheur au CNRS et au CERI-Sciences Po.
Il y a dix ans, de nouveaux gisements gaziers commencent à être progressivement découverts en Méditerranée orientale grâce à des techniques de forage en eaux profondes (deep offshore). Le potentiel de ces zones jusque-là inconnues, qui s’étendent des côtes grecques à Israël en passant par l’Égypte, promet de placer la région parmi les plus grands producteurs de gaz au monde. Mais l’événement réveille également des tensions plus anciennes et aiguisent l’appétit de pays riverains comme la Grèce, Chypre, la Turquie, l’Égypte ou Israël. « Tous ces pays disposent de richesses brutes, sauf la Turquie », résume Bayram Balci. Ankara cherche en effet à réduire sa dépendance extérieure en gaz, qu’elle importe actuellement à 99 %, principalement de Russie et d’Azerbaïdjan.
Au cours de l’été, les disputes territoriales prennent un nouveau tournant. Mi-juillet, un premier incident est évité entre la Grèce et la Turquie. L’escalade fait craindre que le conflit ne dérape de nouveau lorsque, début août, la Turquie envoie un navire de recherche d’hydrocarbures, accompagné d’une escorte militaire, dans une zone territoriale qu’Ankara dispute à Athènes. Cette dernière place sa marine et son armée en état d’alerte et, le 13 août, la France envoie son aide – deux Rafale, un porte-hélicoptères et la frégate La Fayette qui participent à des exercices communs avec la flotte grecque. Malgré les pressions, la Turquie ne fait pas marche arrière. À la fin du mois d’août, les Émirats arabes unis et la Grèce annonçaient qu’ils allaient participer à un exercice militaire conjoint à partir de l’île de Crète, une façon pour Abou Dhabi de faire passer un message à Ankara. L’extrême militarisation de la région fait désormais courir le risque d’un accrochage à n’importe quel moment.
Hostilité d’origine
Le premier facteur explicatif qui permet de comprendre ce réseau d’alliance est historique : le conflit est en réalité latent depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Il renvoie à une hostilité d’origine entre, d’un côté, la Turquie et, de l’autre, la Grèce et Chypre. Ankara n’a jamais approuvé les frontières maritimes grecques et ne reconnaît pas la République de Chypre, dont elle revendique près de 45 % de la zone maritime. « Les Turcs s’en accommodaient jusque-là, mais la découverte de nouvelles richesses crée un nouvel enjeu », souligne Bayram Balci.
L’alliance gréco-chypriote, elle aussi historique, se poursuit, en janvier, avec un accord prévoyant la construction d’un gazoduc entre la Grèce, Chypre et Israël afin de transporter le gaz de la Méditerranée orientale vers l’Europe.
La Turquie, déjà isolée, entretient également de mauvaises relations avec l’Égypte et Israël – où elle ne dispose pas de représentation diplomatique depuis plusieurs années. Tel-Aviv, moins vocal sur le dossier, a cherché à faire entendre ses intérêts sans complètement se mettre à dos Ankara, dont l’aide pourrait se révéler précieuse en cas d’échec du projet de pipeline avec la Grèce et Chypre. « Aucun doute qu’Israël travaille discrètement contre Ankara, et a récemment exprimé son soutien à la Grèce », estime le Dr Ali Bakeer, analyste politique basé à Ankara. Une position renforcée par le nouveau statut autoproclamé de la Turquie, qui se pose comme le premier défenseur de la cause palestinienne depuis plusieurs années.
C’est notamment pour contrer l’alliance entre l’Égypte, la Grèce, Chypre et Israël que la Turquie a décidé à la fin de l’année 2019 d’intervenir en Libye en soutien au GNA de Fayez el-Sarraj en contrepartie d’un accord sur la délimitation des frontières communes qui permet à Ankara d’étendre sa zone de souveraineté en méditerranée orientale.
Théâtre libyen
C’est également en Libye que se trouve une partie des raisons qui expliquent l’engagement de Paris. Le renforcement de la présence militaire française dans la région au cours de l’été a contribué à « ajouter de la tension à la tension », estime Bayram Baci. Il s’agit, officiellement, de faire respecter le droit international et de soutenir un pays membre de l’Union européenne. Mais, sur le théâtre libyen, la France voit d’un très mauvais œil la domination turque sur l’ouest du pays, alors que Paris a entretenu des liens étroits avec le maréchal Haftar qui domine l’Est. « L’engagement de la France en Méditerranée orientale s’est démultiplié depuis qu’elle a perdu son pari en Libye, suite au revers du maréchal Haftar, en grande partie dû à l’engagement turc », remarque Ali Bakeer.
Le dernier élément qui permet de comprendre la formation de l’alliance anti-turque en Méditerranée orientale renvoie aux rivalités stratégiques et idéologiques qui ont lieu sur le plan régional entre Abou Dhabi et Ankara. Les Émirats arabes unis visent à contrer l’influence turque perçue comme une menace, notamment en tant que relais et soutien des Frères musulmans dans la région. « Ils incitent à la création de nouvelles alliances contre la Turquie, ou rejoignent certaines déjà existantes, comme dans le cas de la Méditerranée orientale », estime le Dr Ali Bakeer. Ankara est perçue comme une menace de premier plan par les Émirats arabes unis et comme un rival qui prétend au titre de leadership du monde sunnite par l’Arabie saoudite. La Turquie est en outre le principal allié du Qatar, qui subit un blocus depuis 2017 par l’axe saoudo-émirati.
« Au sein de l’alliance anti-turque, chacun pour l’instant fait monter les enchères, probablement pour négocier ensuite, mais l’enjeu est grand : à moyen terme, cette colère contre la Turquie est dangereuse », observe Bayram Baci. Pour fédératrice, cette alliance suffira-t-elle à contrer l’appétit turc en l’absence de la puissance américaine ? « C’est improbable. La Turquie a les moyens de mettre la pression sur tous ces pays pour les obliger à négocier, notamment autour des projets de pipelines », conclut M. Balci.
Il n se demande si la Turquie fait encore partie de l’OTAN... Il faudra qu’elle choisisse, plus tôt que tard , dans quel camp elle se situe..
16 h 33, le 05 septembre 2020