« C’est toujours comme ça avec moi. Je n’ai jamais eu la chance d’embrasser ceux qui partent pour leur dire un dernier au revoir. » C’est en ces termes que Jessy Irani, assise chez elle à Aoukar, dans le Metn, parle de son chagrin. Elle est la veuve de Ramzi Irani, militant des Forces libanaises assassiné en mai 2002 – le meurtre a été attribué à des agents des SR – alors que le Liban était toujours sous occupation syrienne. Enlevé à la sortie de son bureau à Hamra, Ramzi Irani, qui était père de deux enfants en bas âge, avait été retrouvé tué deux semaines plus tard dans le coffre de sa voiture.
Aujourd’hui, Jessy Irani a perdu sa mère Leila Atallah Khoury, 72 ans, dans la double explosion du port de Beyrouth.
« Maman était à la maison au moment de l’explosion. Elle habite dans le secteur de l’hôpital Saint-Georges, dans un immeuble proche du restaurant Oceanus. Elle m’a téléphoné à 18h05, après la première explosion. Je n’ai pas entendu mon téléphone sonner. Mais ensuite, quand j’ai vu son appel en absence, j’ai pensé qu’elle était saine et sauve et je m’inquiétais pour mon frère Émile, qui habite non loin du supermarché Spinney’s », raconte Jessy.
Peu après l’explosion, Jessy Irani a pris le chemin de Beyrouth, pour découvrir l’horreur, les voitures soufflées, les routes coupées, les morts et les blessés.
« Sur mon chemin, ma sœur Cynthia m’a appelée pour me dire que ma mère ne répondait pas au téléphone, mais à aucun moment je n’ai songé que je la perdrais. Pour moi, il fallait sauver Émile. À Achrafieh, les routes étaient bloquées. Les vitres et portes brisées jonchaient le sol. Je n’avais plus le choix. Il a fallu garer la voiture et marcher. Je n’étais pas loin de la pharmacie Berty. En sandales, je me suis fait un chemin sur les bris de glace jusqu’à chez mon frère », dit-elle.
Émile Khoury, le frère de Jessy Irani, portait de multiples blessures sur le corps. Il a trouvé refuge chez sa sœur, le temps que sa maison soit réparée.
« Il ne reste plus rien des fenêtres, ni vitres ni cadres. J’étais à la maison au moment de la double explosion. J’ai été projeté par le souffle de l’explosion, m’agrippant aux cadres des portes pour ne pas tomber. C’était l’enfer », raconte-t-il. Émile se rendra dans plusieurs hôpitaux avant de rejoindre l’Hôtel-Dieu où ses blessures ont été traitées… peu après 4h du matin, le mercredi 5 août.
Situation surréelle
C’est Jad (21 ans), le fils de Jessy, qui a finalement couru, avec sa tante maternelle Cynthia, au chevet de sa grand-mère, qu’il a retrouvée, inconsciente, dans son séjour. C’est sur les directives de son oncle paternel au Canada, joint au téléphone, qu’il a effectué un massage cardiaque à sa grand-mère.
Enveloppée dans un drap, Leila Khoury a ensuite été portée par sa fille et son petit-fils dans les escaliers de l’immeuble. Pas d’ambulances en vue, sauf une, qui n’avait pas de bonbonne d’oxygène. C’est en la conduisant d’un hôpital à l’autre que ses sauveteurs se sont rendu compte de l’ampleur du désastre. « Mon fils et ma sœur sont allés à l’hôpital Saint-Georges, à l’hôpital Jeitaoui et à l’hôpital des sœurs du Rosaire. Personne n’a reçu maman. À son arrivée à l’Hôtel-Dieu, elle n’avait plus de pouls », dit Jessy Irani.
Lorsque Jessy Irani a perdu son mari, en mai 2002, elle était dans la fleur de l’âge. Sa fille Yasmina était alors âgée de 6 ans et son fils Jad de 3 ans. « Ma mère a sacrifié sa vie pour nous, pour moi et les enfants. C’est elle qui m’a le plus soutenue. À 72 ans, elle était encore une femme dynamique », dit-elle. Et d’ajouter, comme dans un soliloque : « Plus le temps passe, moins je vais bien. Je pense à toute cette destruction et toutes ces vies perdues. »
Jessy Irani est en colère contre l’État, l’establishment politique, les banques... « Cela fait un an que nous sommes dans cette situation. Cette situation est surréelle. Mon frère et mes sœurs ont perdu leurs maisons et nous ne pouvons même pas retirer de la banque l’argent nécessaire à leur restauration. Depuis novembre dernier, nous recevons notre propre argent au compte-gouttes, et nous l’utilisons pour nos besoins quotidiens ; mais là, nous n’avons même pas accès à nos dépôts pour pouvoir réparer nos maisons », s’insurge-t-elle.
Et de finir : « Tout le monde me dit que je suis quelqu’un de fort, que malgré tout ce qui s’est passé, je n’ai jamais flanché. Mais je me demande parfois combien de drames nous attendent encore... »
Encore un crime impardonnable de nos responsables qui nous gouvernent depuis trente ans et sans que le peuple n'ose se soulever . Choquant et triste .
17 h 34, le 26 août 2020