Aux XIe et XIIe siècles, certaines parties de la Perse et de la Syrie, notamment la zone des montagnes syriennes, étaient gouvernées d’une main de fer par une redoutable secte islamique ismaélienne connue sous le nom des « Assassins ». Une secte qui portait bien son nom puisque, pour imposer son autorité à la population et à ses adversaires, elle avait pour politique de recourir de façon systématique et régulière aux… assassinats. Les élites, les chefs locaux et ceux que l’on appellerait aujourd’hui les « leaders d’opinion » étaient liquidés physiquement de manière à « vider » la population de ses éléments les plus dynamiques et les plus actifs afin d’éliminer toute possibilité de contestation.
Le verdict rendu par le Tribunal spécial pour le Liban dans l’affaire de l’assassinat de Rafic Hariri ainsi d’ailleurs que la longue série de meurtres politiques qui ont visé depuis le début de la guerre libanaise les leaders les plus charismatiques du pays, ainsi que nombre de journalistes, d’intellectuels, de responsables politiques haut placés et de cadres supérieurs qualifiés, ne sont pas sans rappeler les pratiques funestes de la secte des « Assassins ». Le parallèle est d’autant plus approprié que l’ensemble de ces liquidations est attribué par l’opinion et les milieux locaux à un pouvoir en place dans ces mêmes territoires où la secte en question semait la terreur il y a un peu moins de dix siècles.
Dans le cas spécifique de Rafic Hariri, le verdict du TSL a clairement souligné la dimension politique de l’affaire, relevant explicitement que le Hezbollah et le régime syrien avaient « sans doute des raisons de liquider » l’ancien Premier ministre. Mais en quoi spécifiquement Rafic Hariri dérangeait-il tellement ? Un retour au contexte local et régional du moment et à la personnalité même de l’ancien Premier ministre permet d’apporter un éclairage sur ce plan.
Il est important de relever d’entrée de jeu ce qui distinguait le régime de Bachar el-Assad de celui de son père Hafez el-Assad. Celui-ci, décédé en 2000, avait une réelle envergure de chef d’État dans toute l’acception du terme, de l’aveu même de ses adversaires les plus farouches. Très fin stratège, il avait réussi non seulement à donner à la Syrie une stature de véritable puissance régionale incontournable, mais il avait surtout réussi aussi à établir et maintenir un équilibre subtil au plan interne entre les composantes alaouite et sunnite de la société syrienne. De ce fait, l’édifice du pouvoir, bien que fondé sur une prépondérance alaouite de facto, était solide et quasiment inébranlable. Dans un tel contexte, dès son arrivée au pouvoir en 1992, Rafic Hariri avait réussi à s’adapter à la ligne de conduite de Hafez el-Assad.
Le régime de Bachar el-Assad, par contre, a été marqué, après une brève amorce de politique d’ouverture, par un repli identitaire et communautaire qui a abouti progressivement à la rupture de l’équilibre interne subtil qui avait été forgé patiemment et maintenu jusqu’à l’an 2000 par Hafez-el Assad. Progressivement, l’aile sunnite, représentée notamment par l’ancien vice-président Abdel Halim Khaddam, a été marginalisée au niveau de l’exercice du pouvoir. Or, c’est essentiellement avec les personnalités sunnites – dont l’ancien chef d’état-major Hekmat Chehabi (décédé en 1998) – que Rafic Hariri avait tissé des liens très étroits, si bien que le régime Assad avait fini par percevoir ces liens privilégiés comme une tentative de « noyautage » du pouvoir en place sur les bords du Barada par l’ancien Premier ministre libanais.
Une telle influence au cœur même de l’establishment syrien était d’autant plus alarmante pour Damas que Rafic Hariri bénéficiait – grâce à sa personnalité, son charisme et ses vastes moyens personnels – d’une très large audience au double plan régional et international. Ce qui explique sans doute la petite phrase du verdict du TSL qui relève que le régime syrien avait « sans doute des raisons de liquider Rafic Hariri ».
Les considérations internes
C’est cette même envergure de chef d’État et cette même large audience internationale dont jouissait Rafic Hariri qui expliquent également que le Hezbollah avait lui aussi de bonnes raisons d’éliminer – à l’instigation sans nul doute de son mentor iranien – une telle personnalité sunnite. Au plan strictement interne, les rapports entre le Hezbollah et l’État central sont régis sous l’angle du principe des vases communicants : plus le Hezbollah se renforce, plus l’État s’affaiblit ; et vice versa, si l’État renforce son autorité, l’influence du parti pro-iranien faiblit d’autant. Or, il apparaît évident qu’une personnalité sunnite de la trempe de Rafic Hariri bénéficiant d’introductions et de liens étroits avec les principaux décideurs régionaux et internationaux, en sus de son « noyautage » du pouvoir syrien, ne pouvait que constituer une entrave à la stratégie de mainmise progressive du Hezbollah sur le plan interne. Grâce à son audience indéniable allant de l’Indonésie et la Malaisie jusqu’aux pays du Golfe, sans compter l’Europe et les États-Unis, l’ancien Premier ministre constituait un verrou sunnite de taille qui ne pouvait que « gêner » les desseins de l’axe Téhéran-Damas.
Cette politique systématique visant à saper les structures étatiques, tout en éliminant au fil des ans leaders charismatiques, chefs de file, intellectuels, cadres supérieurs, et activistes – aussi bien dans les milieux de gauche que de droite –, a été entamée au lendemain du déclenchement de la guerre libanaise avec l’assassinat de Kamal Joumblatt en 1977. Elle s’est poursuivie aux lendemains de la révolution du Cèdre, jusqu’il y a quelques années avec Wissam Eid et Wissam Hassan, l’apogée ayant été atteint, pour la conjoncture présente, avec l’assassinat de Rafic Hariri. Objectif de cette longue entreprise meurtrière : maintenir le Liban en otage pour bétonner les objectifs stratégiques de puissances régionales.
Autres temps, mais mêmes mœurs : les détenteurs des pouvoirs actuels en Iran et en Syrie n’ont fait ainsi que reprendre à leur propre compte les méthodes de la secte des Assassins, ceux qui gouvernaient ces mêmes territoires il y a environ neuf cents ans.
commentaires (6)
Effectivement dans la subtilité et le pragmatisme occidentale .. ils annoncent que tout est lié en même temps sans en employer le mot, le verbe ne suit pas la pensée .. que faut il en déduire?
Bery tus
21 h 44, le 24 août 2020