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Culture - Théâtre

« La fête viendra plus tard »

Entre le 7 et le 18 juillet, le théâtre de la Colline propose à son public «Littoral», une pièce créée par Wajdi Mouawad qu’il a écrite en 1997. Vingt ans plus tard, et dans la situation inédite que nous vivons, les préoccupations d’une génération à l’égard de l’autre, qu’exprime une jeunesse désorientée, résonnent avec justesse.

« La fête viendra plus tard »

Une image de « Littoral », de Wajdi Mouawad. Photo Tuong Vi Nguyen

En rouvrant les portes de son théâtre, le directeur du théâtre de la Colline, dans le XXe arrondissement à Paris, amorce le « temps de l’aurore, l’aurore annonciatrice du lever du Soleil ». Il invite son public, friand de retrouver le rituel des spectacles, à emprunter un parcours, intitulé « Au Point du jour », qui traversera l’été, avec notamment la création de deux pièces, Littoral et La Parole nochère (un projet de Wajdi Mouawad, en collaboration avec Kaori Ito). « À travers le théâtre, nous pourrons nous rassembler pour évoquer ces plaques tectoniques qui font trembler aujourd’hui nos certitudes, la mort et la jeunesse, que cette épidémie et les choix politiques du confinement ont fait violemment s’entrechoquer », précise celui qui vient d’obtenir le premier prix européen de dramaturgie, décerné par le théâtre de Stuttgart.

La genèse de Littoral s’est inscrite dans les échanges du dramaturge avec Isabelle Leblanc, puis avec des concepteurs, des comédiens et des amis, autour des interrogations de trentenaires sur leurs préoccupations existentielles : l’amour, la joie, la peine et la mort. « Nous avons réalisé que nous avions peur d’aimer, nous n’avions pas peur de mourir car la peur, en ce qui concerne la mort, tournait autour de nos parents, en ce sens que nous n’avions pas tant peur de notre propre mort que de la mort de ceux qui nous ont conduits à la vie et dans la vie », raconte Wajdi Mouawad, qui a souhaité recréer Littoral avec une troupe de comédiens qu’il connaît bien, dont Gilles David de la Comédie-Française qui incarne le personnage principal.

Dès que les lumières s’éteignent, le public se trouve face à un hangar sombre habité par des ombres d’où s’échappent de vagues odeurs d’encens. Puis apparaît Wilfrid, qui s’adresse à madame la juge à qui il demande l’autorisation de transporter le cadavre de son père pour l’enterrer dans son pays natal, où est déjà ensevelie sa mère qui est morte à sa naissance. Le jeune homme est très affecté par le décès de celui qu’il a à peine connu et qu’il découvre à travers des lettres trouvées dans une valise, qui lui étaient adressées depuis son enfance et qui le confortent dans l’idée d’honorer la dépouille de son père en le ramenant dans son village. Après s’être heurté à ses oncles et tantes maternels, qui l’ont élevé et qui offrent au metteur en scène un espace de prédilection pour déployer une crise familiale dont il a le génie, Wilfrid se rend dans le pays de ses parents, dévasté par les conflits et les luttes intestines, et où il n’y a plus de place dans les cimetières, surtout pour un étranger qui a quitté le pays. Lors de ce périple, il fait la rencontre de Simone, qui chante pour ne pas oublier Saïd, puis Amé, Massi, Sabé et Joséphine, tous orphelins et désorientés dans une société où le présent est dévasté par le passé, mais marqués par la fougue et l’élan de leur jeunesse. Sur la route qui les conduit vers le littoral, ils éprouvent la réalité les uns des autres et font en sorte que le deuil d’Ismaïl devienne le symbole de leurs pertes respectives pour pouvoir envisager une forme de salut. « Littoral est né de ce désir, de ce besoin de renommer ensemble nos peurs et de trouver à nouveau le plus petit dénominateur commun de notre humanité pour pouvoir se retrouver les uns les autres et trouver dans l’autre un sens à cette angoisse qui est notre lot à tous », explique Wajdi Mouawad.


Une image de « Littoral », de Wajdi Mouawad. Photo Tuong Vi Nguyen


Réconcilier les morts avec les vivants
« Comment fait-on pour enterrer son père ? » s’interroge Wilfrid, qui se retrouve face à une situation qui va l’obliger à se confronter à la réalité dans toute sa cruauté. Après la découverte de la valise rouge, qui est tout ce qui lui reste de son père, le jeune homme constate que son passé familial se résume en quelques mots : « Deux personnes se sont aimées, la femme est morte, l’homme est devenu fou. »

Dans sa tentative éperdue d’enterrer son père dans un lieu paisible, le héros cherche à « réconcilier les morts avec les vivants », et peu à peu, d’autres jeunes vont se rallier à sa quête, dont Simone, qui exprime sa rancœur face à une génération qui a entériné le processus de la guerre. « On a tous besoin d’un miracle. Vous, les vieux, vous l’avez eu, votre miracle, il y a longtemps, puisque vous avez connu le pays avant la guerre, mais moi, je suis née dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, c’est autre chose que des bombes, que ça peut être autre chose, mais je ne sais pas quoi », déplore-t-elle avant de reprendre un chant mortuaire.

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Amé, qui est originaire du village bleu, comme Ismaïl, révèle qu’il a accidentellement tué son père, qu’il n’a pas reconnu alors qu’il revenait d’un combat avec sa milice, grisé par le succès des opérations. « Les ennemis, ce sont nos parents. (…) On leur dira qu’ils ont tué notre jeunesse, notre plus chère jeunesse », martèle-t-il.

Dans cette odyssée mortuaire, se tisse à l’envers une relation entre le fils et son père défunt, et si Wilfrid exprime son désarroi de multiples façons, dont le registre comique, avec la récurrence de la formule « je capote », il semble s’accrocher à son projet. « Je promets que je n’enterrerai pas mon père n’importe où », répète-t-il, même s’il peine à trouver sa place dans le groupe de jeunes qui partagent leurs expériences de la guerre. « Je les envie, la guerre, ça donne du sens. (…) Moi, tout le monde s’en fout. Le type veut enterrer son père, so what ? »

demande celui qui est prêt à aller quémander une concession au cimetière chez un ancien chef de milice, selon les usages locaux. La mise en scène de la rencontre du jeune orphelin et de l’homme influent auréolé de ses exploits guerriers est truculente : installé dans une piscine, un cigare à la main, il est nimbé d’une cour complaisante à souhait, d’une bimbo qu’il fait taire dès qu’elle tente de prononcer un mot et d’un homme de main servile et benêt. Lorsqu’il voit le cadavre, il entame une forme de danse macabre jubilatoire au cours de laquelle il relate comment il s’est illustré en matière de torture et de barbarie.

Berceuse des éclopés
À l’entrée du village, est assis un personnage aveugle, Wazan, qui fait écho aux tragédies antiques et qui introduit Joséphine, qu’il appelle Antigone, puisqu’elle a « le souci des morts partagées ». Cette idée fixe se manifeste par une propension à réciter sans cesse la liste des morts de la guerre, pour ne pas les oublier, sous forme de « berceuse des éclopés », puisqu’il n’y a « nulle pierre dans le pays pour graver les noms ». Elle ne se déplace pas sans les annuaires de tout le pays : même s’ils datent d’avant la guerre, ils sont la seule trace de ceux qui ont disparu. La jeune fille ne sait qu’en faire et s’interroge : « À qui les donner ?

À qui les confier ? » Sa solitude est telle qu’elle prononce son nom dans l’écho pour se rappeler qui elle est et avoir l’illusion que quelqu’un l’appelle.

Lorsque Wilfrid trouve le nom de son père dans l’annuaire, il semble accéder à une forme de légitimité à être dans ce lieu et il commence à essayer de se débarrasser d’un personnage qui l’accompagne depuis le début de la pièce. Il s’agit d’un chevalier qui incarne son rêve et qui jusqu’ici avait réussi à faire écran avec la réalité. « Le rêve, à quoi tu sers si tu ne permets pas de changer le monde ? » lui demande le jeune homme.

Finalement, les jeunes trentenaires décident de mettre en mots leurs expériences de la mort et de la perte, donnant l’illusion au public d’une pièce en train de se monter sous ses yeux. « Et quand les morts ne veulent plus nous lâcher, qu’est-ce qu’on fait ? » s’interroge le héros, qui invite ses camardes à prendre avec lui le chemin du deuil, alors qu’il « emmerre » son père, qui devient la figure symbolique de tous les êtres disparus. Avant de le laisser partir dans les flots de la mer, les jeunes le chargent de tous les annuaires, celui du littoral, celui du Nord, celui de la montagne, celui de la grande plaine… Ismaïl reconnaît qu’il part « avec tous les chagrins des gens de (son) âge » et il s’adresse une dernière fois à ceux qui sont devenus ses enfants. « Je vous laisse seuls, je vous confie la terre, je vous confie la vie. »

Wajdi Mouawad a souhaité « mettre la mort au centre de l’été », et il nous invite à la regarder autrement. « Poétiquement, symboliquement, sacrément, mystérieusement. Un façon d’assumer le traumatisme imperceptible que nous avons vécu, traumatisme qui ne dit pas son nom, qui nous a cuits à la manière d’un four à micro-ondes (...) Nous avons été cuits à notre insu et nous voici à présent ressortis, déconfinés, forcés d’être heureux de recouvrir une liberté, mais en vérité carbonisés de l’intérieur. Traumatisés sans savoir véritablement ni comment ni pourquoi. À cela, à cet épuisement, à cette honte que tant d’entre nous ressentons de n’avoir rien su faire de cette période ni eu envie de faire quoi que ce soit, honte d’avoir été défaits, opposer la douceur que l’on offre aux grands brûlés. Douceur, indulgence les uns envers les autres, posant les gestes que l’on pose pour réconcilier morts et vivants. La fête viendra plus tard. »

En rouvrant les portes de son théâtre, le directeur du théâtre de la Colline, dans le XXe arrondissement à Paris, amorce le « temps de l’aurore, l’aurore annonciatrice du lever du Soleil ». Il invite son public, friand de retrouver le rituel des spectacles, à emprunter un parcours, intitulé « Au Point du jour », qui traversera l’été, avec notamment la...

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