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Nos Lecteurs ont la Parole

Les saigneurs des agneaux

Juin 2020… Alors que l’été ne semble pas vouloir s’installer, nos rivages lui semblant moins avenants, la morosité et la lassitude, elles, se sont emparées de nous. Nous, le peuple. Le commun des mortels. Parce qu’au sommet de l’État, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ne voilà-t-il pas que la tête de l’État, que Dieu lui prête longue vie et multiplie sur lui et ses descendants ses bénédictions, convie la République à une réunion informelle suivie d’agapes amicales dans les jardins arborés du palais. Les cartons d’invitation sont envoyés suscitant envies et rancunes par-ci, par-là, sous les yeux ébahis de la foule. Pour avoir été, des années durant, les dindons de cette farce, nous nous retrouvons, tous déplumés et décharnés que nous sommes, au menu de cette rencontre. Voilà la énième insulte à notre intelligence que cette caste politique nous crache à la figure. Allons-nous nous taire ? Alors que la famine étreint les ventres, que les dettes asphyxient les volontés, que le chômage étouffe les jeunes, que les banques font main basse sur des années de labeur retenant en otage et rejetant dans la pauvreté une grande frange de la population innocente. Allons-nous nous taire ? Autour de cette table seront réunies les sources de tous nos malheurs depuis des années. Toutes ces têtes bien-pensantes qui pendant des années nous ont menés en bateau. Seigneurs de la guerre, ils se sont entretués pendant des décennies, chacun rivalisant de cruauté avec l’autre. Noyant le pays sous des déluges de feu et de flammes, détruisant, brûlant, saccageant, massacrant… Ils ont attisé les haines communautaires, au nom de Dieu et d’Allah, ils ont réussi à manipuler la Parole et à retourner les âmes semant haine et méfiance dans les cœurs de gens fragilisés par la peur. Quand le mot d’ordre est venu qu’il était temps d’arrêter, ils se sont acheté une vertu, ont troqué leurs treillis contre des costumes cravates, ont accolé à leurs noms des titres ronflants hérités ou reflets de professions nobles jamais pratiquées. Et leurs petites mains sont venues grossir les rangs des fonctionnaires. Recyclage fructueux qui leur a permis de mettre un pied à l’étrier de l’État naissant et puis ensuite de faire main basse sur tous les secteurs d’une économie croissante et dynamique. Petit à petit, nous les avons vus s’enrichir de notre travail. Nous avons reconstruit pierre par pierre l’État, reconstruit une économie à la sueur de nos fronts, à la lueur de nos ambitions et de nos diplômes glanés dans les universités d’ici et d’ailleurs. Nous avons travaillé comme des ânes, du soir au matin, et nous étions fiers de notre pays. Fiers de nos artisans, de nos hôteliers, de nos hôpitaux, de nos écoles, de nos universités, de nos créateurs, de nos festivals, de nos artistes, de nos nuits et de nos petits matins. Pour la majorité d’entre nous, nous étions riches de nos rêves et heureux de vivre. Et eux s’engraissaient sur notre dos, entassant palais, résidences secondaires en Europe et ailleurs, comptes en banques luxembourgeois, suisses ou autres, voitures de luxe et autres frivolités. Et nous nous sommes tus n’osant pas demander des comptes. La peur toujours… insidieuse et mordante… Jusqu’à la chute brutale et au réveil abrupt et à cette nuit du 17 octobre.

Faut-il continuer à se taire ? Quand la lame de l’égorgeur est à notre cou, faut-il mourir en silence ? Ne peut-on pas leur dire à tous d’aller se faire voir ? Ne peut-on pas dire à l’un – que Dieu lui accorde encore de nombreux jours noirs – que pas un père ne voit ses enfants mourir de faim sans se révolter? Ne peut-on pas lui dire qu’un père sourd aux cris de ses enfants est un mauvais père et est-il interdit par la loi de lui dire que pas un de ses enfants ne retiendra de son règne un seul souvenir heureux? Ne peut-on pas dire au gendre du peuple – que Dieu lui accorde encore de nombreuses déceptions – que nul ne peut se prévaloir des intérêts des chrétiens? Que ces chrétiens ne se sentent nullement brimés et opprimés et que leur appartenance à cette terre est étroitement liée à celle de leurs frères musulmans? Qu’il est fini le temps où le Libanais se définissait par sa religion et qu’il est temps qu’il se définisse par sa citoyenneté? Ne peut-on pas dire au fils de son père qu’il est trop tard pour porter et assumer son costume avec fierté car clamer la modération et le vivre-ensemble en rasant les murs et en s’excusant presque est plus néfaste que clamer la discorde? Ne peut-on lui dire qu’il est permis aussi à un fils de dire de son père qu’il a fauté ? Ne peut-on pas dire à la myrtille des opprimés que les chiites du Liban appartiennent à cette terre avec leurs frères et non contre eux? Que le slogan chiaa chiaa chiaa qu’il leur demande d’agiter en épouvantail à la face des autres est un slogan creux et dévoyé, un slogan éructé par des jeunes maintenus dans la pauvreté et l’ignorance parce que les éduquer c’est les ouvrir au monde et donc les perdre? Ne peut-on pas dire à l’autorité suprême de la banlieue que le Libanais n’est pas l’Iranien, qu’il ne pourra sévir sur cette rive-là parce que la Méditerranée nous a bercés et ouverts aux peuples du monde entier, et que ses vagues sont plus propices à la liberté que les flots de la Caspienne ? Que le Libanais, qu’il porte l’étendard de la résistance à Maroun el-Rass ou à Achrafieh, n’ira pas mourir au Yémen, en Syrie, en Libye ou ailleurs pour les yeux de dictateurs corrompus et vénaux? Que le Libanais ne perdra pas son pays car à quoi sert d’aller prier à Jérusalem si il n’y a plus pierre sur pierre pour prier au Liban? Que le Libanais ne regardera pas mourir ses enfants de faim pour les beaux yeux d’un Bachar el-Assad sur la fin? Ne peut-on pas dire à l’ermite du Kesrouan, au seigneur de la Montagne, aux seigneurs du Metn et du Nord, à tous… que nous sommes reconnaissants de leurs faits d’armes et de leurs actes de bravoure, que nous leur en voulons pour leurs crimes et larcins mais la guerre étant ce qu’elle est, c’est-à-dire sale et avilissante, nous sommes bien obligés de fermer les yeux, mais que ça nous ferait du bien de les entendre reconnaître leurs erreurs et demander pardon si possible (cela s’appelle la confession, ouvre le chemin au pardon et permet la construction d’une mémoire commune)? En gros, cela a les mêmes vertus que de la Javel. Ne peut-on pas leur dire avant de mourir de faim ou sacrifiés à l’autel des intérêts régionaux et internationaux que nous les haïssons tous, un par un et ensemble, pour nous avoir sacrifiés à leurs poches bien plus qu’à un idéal ? Que nous voulons qu’ils s’en aillent, qu’ils prennent les millions qu’ils nous ont volés puisque c’est la seule chose qui semble les intéresser et qu’ils nous laissent à notre sort? Qu’ils nous laissent vivre sans eux et entre nous car nous sommes sûrs de nous en sortir. Et qu’ils aillent végéter et mourir ailleurs car sous nos cieux nos malédictions les poursuivront eux et leurs descendances.

Alors voilà, le déjeuner du jeudi du petit père du peuple aura peut-être lieu. Et ces tristes sires se retrouveront peut-être, s’embrasseront cordialement en se souhaitant le pire, discuteront superficiellement de la situation, des nouvelles lignes de démarcation, des nouvelles milices, des nouveaux procès, des sommes qu’ils projettent de se partager lors des prochaines magouilles. Ils se sépareront en se jurant de s’aimer quelques jours encore avant de se cracher à nouveau à la figure la semaine prochaine. Pendant ce temps, dehors la rue trépignera et grondera. Ils devront bien entendre. Et voir. Parce que c’est là le dernier bastion de liberté qui reste. La rue. La rue pour un peuple qui se fait humilier. Aux portes des banques. Aux échoppes des changeurs. Aux caisses des supermarchés. Aux portes des hôpitaux. Aux guérites des ambassades. La rue pour un peuple que quarante-cinq ans de domination par le même club de mafieux ont laissé exsangue et épuisé mais enfin voyant. La rue qui charriera encore la colère, la révolte et même la violence. La rue pour un peuple que tant de fois on a dit fini et qui tant de fois s’est relevé… La rue pour enterrer ce centenaire qu’on appelait le Liban, mort-né de son confessionnalisme et de ses négations. La rue pour mettre au monde ce pays qu’on appellera Liban. Ce pays message visualisé par un pape qui croyait en l’Homme. Ce Liban-là, s’il ne prend pas vie, entraînera avec lui dans le néant tout espoir pour l’humanité…. La rue donc pour l’envol du phénix…

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Juin 2020… Alors que l’été ne semble pas vouloir s’installer, nos rivages lui semblant moins avenants, la morosité et la lassitude, elles, se sont emparées de nous. Nous, le peuple. Le commun des mortels. Parce qu’au sommet de l’État, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.Ne voilà-t-il pas que la tête de l’État, que Dieu lui prête longue vie et multiplie...

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Article à traduire en arabe pour que tous nos dirigeants le lisent

Elie Chammas

16 h 47, le 26 juin 2020

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Commentaires (2)

  • Article à traduire en arabe pour que tous nos dirigeants le lisent

    Elie Chammas

    16 h 47, le 26 juin 2020

  • Article à traduire en Arabe pour que tout nos dirigeants le lisent

    Elie Chammas

    16 h 46, le 26 juin 2020

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