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Nos Lecteurs ont la Parole

Pourquoi resterais-je ?

À certains qui déclarent qu’ils ne veulent pas quitter le Liban, je réponds : ne resteront au Liban que ceux qui ne pourront pas partir, ou ceux qui comme moi se disent qu’ils n’ont plus l’âge de recommencer une nouvelle vie ou qu’ils ont trop de responsabilités pour abandonner le chevet d’un mourant.

Neuf mois de gestation avec la promesse d’un nouvel accouchement ? Neuf mois chez les humains certes, mais que reste-t-il d’humain dans la tête de nos politiciens qui affament le peuple en le pillant ? Je crains que la durée des gestations dans ce pays ne soit plus proche des 42 mois des requins-lézards (à qui d’ailleurs ils ressemblent bien plus). Et c’est sans compter les naissances de bâtards et d’avortons. Et c’est sans compter les fécondations in vitro qui n’ont jamais mis d’embryons au monde. Le méghli, à force d’attendre, a fini par être bouffé par les rats.

En 1991, après mon atterrissage à Beyrouth, on m’avait déclaré : « C’est normal qu’il n’y ait pas d’eau courante ni d’électricité, des trous et des poubelles dans les rues, c’est l’après-guerre. »

En 2006, j’avais écrit un article dans L’OLJ qui s’intitulait « Pourquoi je reste ». À l’époque je croyais encore au phénix : « Parce que de la destruction renaîtra la création. Parce que des cendres renaîtront des maisons. Parce que du désespoir renaîtra l’espoir. »

En 2020, j’entends toujours le bruit des moteurs et du va-et-vient des citernes ; je viens de crever un pneu en atterrissant dans un trou pour en éviter un autre ; je sens la puanteur des poubelles qui s’amoncellent dans nos rues. C’est toujours l’après-guerre? On m’avait fait rêver de la Suisse du Moyen-Orient. J’ai tellement rêvé que maintenant j’en fais des cauchemars. La révolution a-t-elle pris le train de la liberté ? Il reste certes quelques chefs de gare dans le pays, mais où sont les rails ? L’amour de ma patrie adoptive est devenu dégoût.

Alors en 2020, pourquoi resterais-je ? Parce qu’en un jour on passe de la montagne à la mer ? Parce qu’il reste encore des cèdres millénaires qui n’osent même plus nous regarder ? Se battre, se battre, se battre et encore. Et puis quoi ? Mes illusions sont devenues désillusions. Espérer encore pour finalement se retrouver à planter des légumes dans mon jardin pour ne pas crever de faim ?

Génération désespérée, nos enfants nous quittent pour une patrie d’accueil parce que le Liban leur a claqué la porte. On ne peut pas se nourrir seulement d’espoirs. L’année de ma naissance, Fouad Chéhab déclarait : « Depuis que je suis au pouvoir, j’ai pu mesurer la force de résistance qu’opposent les intérêts privés aux réformes sociales. Les capitalistes de ce pays s’obstinent à refuser les adaptations que l’évolution du monde rend pourtant indispensables (...) Je fais une expérience. Il s’agit de savoir si une démocratie à peu près honnête peut exister au Liban. » Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis, et ses mots résonnent comme s’ils venaient d’être prononcés.

Mais moi je vais rester à guetter mes deniers accumulés depuis 30 ans dans des coffres virtuels, pendant que les banquiers font un festin...

Ô rage, ô désespoir...


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

À certains qui déclarent qu’ils ne veulent pas quitter le Liban, je réponds : ne resteront au Liban que ceux qui ne pourront pas partir, ou ceux qui comme moi se disent qu’ils n’ont plus l’âge de recommencer une nouvelle vie ou qu’ils ont trop de responsabilités pour abandonner le chevet d’un mourant.Neuf mois de gestation avec la promesse d’un nouvel accouchement ? Neuf mois chez les humains certes, mais que reste-t-il d’humain dans la tête de nos politiciens qui affament le peuple en le pillant ? Je crains que la durée des gestations dans ce pays ne soit plus proche des 42 mois des requins-lézards (à qui d’ailleurs ils ressemblent bien plus). Et c’est sans compter les naissances de bâtards et d’avortons. Et c’est sans compter les fécondations in vitro qui n’ont jamais mis d’embryons au monde....
commentaires (1)

Vous écrivez : ""L’amour de ma patrie adoptive est devenu dégoût""………………………………….. Au-delà de la phraséologie, il y a de l’indéfinissable chez nous, de l’irrésistible, du magnétisme qu’on ne peut jamais remplacer : la chaleur humaine, et qui fait du baume au cœur, et qu’on ne peut échanger contre tout l’or du monde. On le lit entre les lignes, la greffe a bien pris, et l’attachement à la patrie adoptive est plus solide que d’autres branches des natifs. Refaire sa vie, mais où ? Dans son pays d’origine, ingouvernable, avec une débâcle sanitaire et un taux de mortalité record, alors que les habitants croyaient que la gouvernance fonctionne comme une montre suisse, où les jeunes avocats, pour ne citer que ce corps de métier, ont 800 € de revenus. Si refaire sa vie, recommencer à zéro ailleurs n’est plus envisageable, par réalisme sans doute, alors il vaut mieux résister, ne pas faire son mea-culpa sur la poitrine du voisin, et méditer les cèdres millénaires. Le reste c’est de l’incantation…

Charles Fayad

09 h 56, le 24 juin 2020

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Commentaires (1)

  • Vous écrivez : ""L’amour de ma patrie adoptive est devenu dégoût""………………………………….. Au-delà de la phraséologie, il y a de l’indéfinissable chez nous, de l’irrésistible, du magnétisme qu’on ne peut jamais remplacer : la chaleur humaine, et qui fait du baume au cœur, et qu’on ne peut échanger contre tout l’or du monde. On le lit entre les lignes, la greffe a bien pris, et l’attachement à la patrie adoptive est plus solide que d’autres branches des natifs. Refaire sa vie, mais où ? Dans son pays d’origine, ingouvernable, avec une débâcle sanitaire et un taux de mortalité record, alors que les habitants croyaient que la gouvernance fonctionne comme une montre suisse, où les jeunes avocats, pour ne citer que ce corps de métier, ont 800 € de revenus. Si refaire sa vie, recommencer à zéro ailleurs n’est plus envisageable, par réalisme sans doute, alors il vaut mieux résister, ne pas faire son mea-culpa sur la poitrine du voisin, et méditer les cèdres millénaires. Le reste c’est de l’incantation…

    Charles Fayad

    09 h 56, le 24 juin 2020

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