L’État moderne est défini en tant que personne morale de droit public, une fantastique abstraction intellectuelle qui « apparaît lorsque l’exercice du pouvoir se distingue de sa propriété ». On lui reconnaît en général trois composantes fondamentales : un territoire circonscrit par une frontière qui délimite un espace insécable de souveraineté ; une population dont la citoyenneté est fondée sur la loi indépendamment de toute identité collective ; une autorité qui monopolise l’usage exclusif de la violence en vue d’imposer et protéger le droit. Sans cette violence fondatrice, dont la finalité est la paix civile et la garantie du contrat social, l’État est, au mieux une fiction, au pire un cauchemar. Si d’aventure l’exercice de cette violence échappe à la personne morale appelée « État », souveraine à l’intérieur de ses frontières, cette entité cesse alors d’exister et la population du territoire en question se retrouve dans une situation d’avant l’État, celle des « chefferies », des « clans » et des « seigneurs de guerre » où le pouvoir, arbitraire et discrétionnaire, appartient à celui qui l’exerce. On a vu une telle situation après la dissolution de l’État irakien par les forces américaines en 2003. On assiste actuellement à l’interminable et pénible agonie de l’État au Liban, dépouillé de son monopole d’utiliser la violence qui se trouve répartie, tel un butin de guerre, entre chefferies rivales dont certaines sont soumises à l’étranger.
Le 1er septembre 1920, la République française avait donné naissance à l’État du Grand Liban sur les territoires d’anciennes provinces ottomanes qui deviendront la République libanaise. Doté d’une Constitution dès 1926, possédant tous les attributs et les moyens de l’État de droit, le Liban se retrouve, un siècle plus tard, sur son lit de mort entouré des grands seigneurs de guerre libanais qui sont supposés se retrouver, le 25 juin, au palais de Baabda pour une photo commémorative. On se souviendra que la date du 25 juin était stipulée dans la déclaration de Baabda proclamée en 2012 par le président Michel Sleiman pour la réunion d’une assemblée de dialogue national afin de s’entendre sur les modalités d’application de 17 principes qui proclament, entre autres, la fidélité à l’accord de Taëf, la distanciation par rapport aux axes stratégiques, l’indépendance du pouvoir judiciaire, le verrouillage de la frontière libano-syrienne, le respect des résolutions internationales, dont la 1701, la confiance dans les forces armées seules habilitées à protéger le territoire national, la mise en place de la relance économique, etc. Huit ans plus tard, rien n’a été fait. La classe politique refuse de renoncer à ses mœurs perverses et à vampiriser l’État. On en veut pour preuve, parmi d’autres, le blocage par le président de la République du décret des permutations judiciaires que la ministre de la Justice a fini, la main forcée, par signer. Le peuple libanais est au bord de la famine ; mais la caste au pouvoir ne songe qu’à régler des comptes sordides avec ses rivaux à l’image de clans mafieux.
Dès lors, une seule question se pose : que signifie actuellement la convocation au palais de Baabda de la loya jirga libanaise alors qu’il y a encore un Parlement ? Est-ce pour proclamer la loyauté de tous aux 17 principes de la « déclaration de Baabda » de 2012 ? Ou bien, serait-ce pour annoncer une éventuelle déclaration de « Baabda-2 » plus conforme aux orientations stratégiques édictées par Hassan Nasrallah, maître de facto du Liban ? Un « Baabda-2 » viendrait-il rééditer l’accord du Caire de 1969 et consacrer l’aliénation de la souveraineté de l’État sur le territoire du Grand Liban de 1920 ?
Avant de se lancer dans leurs litotes traditionnelles et les entourloupettes de leur langue de bois, les chefs politiques, notamment chrétiens, sont sommés d’oublier la course à la présidence de la République et de s’occuper exclusivement de la « déclaration de Baabda », seule garante de la souveraineté de l’État à l’intérieur de ses frontières. Tous les membres de la loya jirga qui se retrouveront au palais présidentiel le 25 juin doivent impérativement protéger cette déclaration de 2012, s’ils souhaitent célébrer, le 1er septembre prochain, le centenaire du Grand Liban et non ses piteuses funérailles.
commentaires (4)
Je me permets de paraphraser le général de Gaulle : Un pays comme le Liban, Etat libre et indépendant, s'il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre et non la guerre des Pasdaran sur les terres sacrées de notre Patrie.
Un Libanais
18 h 41, le 22 juin 2020