« Je suis venu me rendre à la justice, parce que le gouvernement a décidé d’appliquer les lois. Je suis un hors-la-loi. Je suis venu faciliter la tâche aux forces de l’ordre. Ils n’auront pas à me rechercher. »
Tenant un gobelet de cappuccino dans une main, quatre tasses à café bien alignées dans une cartouche vide de cigarettes qui fait office d’un plateau dans l’autre, Tarek Ammar, de Beyrouth Madinati, ne mâche pas ses mots. Le masque bien placé au-dessous du menton, il prend une gorgée de sa boisson bien chaude puis tend la main pour offrir le café fumant à ses amis. Un sourire narquois se dessine sur son visage. Il prend une autre gorgée et poursuit : « Nous sommes venus faire entendre notre voix. Nous ne baisserons pas le ton et continuerons à critiquer les responsables de la pire manière possible. Tout ce que nous faisons ne suffit même pas pour dépeindre la situation lamentable du pays. »
Hier, ils étaient plusieurs dizaines d’activistes à se rassembler devant le Palais de justice de Beyrouth pour « se rendre » de manière symbolique aux autorités. Un geste qui vise à dénoncer la décision prise par le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, de charger les enquêteurs de la police judiciaire de lancer des investigations pour déterminer l’identité de personnes qui ont diffusé des publications et des images portant atteinte à la personne du président de la République.
« Malheureusement, un texte du code pénal sanctionne toute atteinte à la présidence de la République », explique à L’Orient-Le Jour Ayman Raad, membre de la commission des avocats chargés de prendre la défense des protestataires. « Ce texte va toutefois à l’encontre de la Constitution, des conventions internationales, du principe juridique général de la liberté d’expression et de la Charte internationale des droits de l’homme », poursuit-il. Pour l’avocat, ce texte ne doit pas être appliqué, « à l’instar de plusieurs autres lois qui ne sont en vigueur que sous un État policier répressif ».
Et de critiquer ce que, selon lui, constitue l’un des piliers de cet État policier que les autorités essaient d’imposer : « On fait perdre aux forces de l’ordre et à la justice le temps dans la répression de la liberté d’expression alors que les manifestants mobilisés depuis plusieurs mois appellent les autorités judiciaires à ouvrir les dossiers de corruption et à sanctionner toute personne qui y est impliquée. »
« Qu’il démissionne »
« Thawra, thawra (révolution, révolution) », scandent les protestataires réunis devant le Palais de justice. « Nous sommes venus ici pour réclamer nos droits et défendre notre dignité », lance un homme. « Justice à vendre », peut-on lire sur une pancarte. « Vous pouvez jeter en prison un manifestant, mais vous ne pouvez pas emprisonner la révolution », est écrit sur une autre. Les slogans brandis dénoncent aussi « le confessionnalisme » et la « répression des libertés », comme ils appellent à « une justice indépendante ».
Trois jeunes discutaient entre eux, lorsque l’un d’eux se mit soudain à crier le nom d’une manifestante, Nawal. Hissant le drapeau libanais sur son épaule, elle s’approche du groupe arborant un grand sourire, une grande corde à la main. « Qui veut se ligoter avec moi ? » demande-t-elle. Aussitôt, le groupe s’avance, rejoint par d’autres protestataires. Ils se lient les mains et les tendent, en signe de reddition. Une femme leur appose sur la bouche, au-dessus de leurs masques, un autocollant avec le slogan « Nous continuerons ».
Reine est une professeure d’université. Mère de trois enfants, elle déplore la contradiction dans les propos des dirigeants. « Cette classe qui appelle à nous museler et à nous poursuivre en justice pour nos opinions est la même qui, il y a quelques années, critiquait les autorités qui poursuivaient les citoyens pour leurs opinions, dénonçant alors un État policier. » « Aujourd’hui, ce ne sont pas nous qui devons être poursuivis en justice parce que nous réclamons nos droits les plus élémentaires, mais tous ceux qui nous ont volés, martèle-t-elle. Je refuse qu’on vole l’enfance de mes enfants, comme on m’a volé la mienne. Nous allons continuer à critiquer le mandat et la corruption. Nous sommes supposés être dans un pays démocratique. Dans ces pays, le chef de l’État fait l’objet de critiques. »
« S’il ne peut tolérer les critiques, il n’a qu’à démissionner », renchérit un manifestant. Les présents appellent à la libération de Pascale Tarraf, une artiste et activiste qui a comparu hier devant la Sécurité de l’État pour avoir publié sur Facebook un article dans lequel elle s’en prend aux dirigeants. « Nous sommes tous Pascale », crient-ils.
Samira, employée dans un club de sport, souligne : « Il est vrai qu’il y a une loi qui sanctionne toute atteinte au président de la République, mais il y a aussi des lois qui sanctionnent la corruption et l’appauvrissement du peuple. Pourquoi ne les applique-t-on pas ? »
Haranguée par le jeune Roy, un étudiant en droit, la foule crie les slogans de la révolution et affirme son attachement à ses constantes. Des critiques sont également adressées au chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil et au député Jamil Sayyed qui avait récemment appelé les dirigeants à « tirer » sur tous les manifestants qui s’approcheraient de leurs maisons.
Diala observe la scène de loin. La colère se lit dans ses yeux. « Ils veulent nous sanctionner parce qu’on porte atteinte au chef de l’État ? Tous les jours, ils portent atteinte à notre dignité et à celle du peuple. Qui va les sanctionner ? Qui va nous obtenir nos droits ? », lance-t-elle. Et Raffi de renchérir : « Si on revoit les archives, on constate que le président de la République a été l’un des premiers à avoir humilié les journalistes et le peuple. Si la loi doit être appliquée, il faut qu’elle le soit sur tous. À commencer par lui. »
Le bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf, rejoint en fin de matinée les manifestants. « La liberté d’expression ne peut pas être restreinte que par la loi », déclare-t-il.
Le virage soudain qu’à pris la justice de notre pays est vraiment inquiétant. Hier encore ils se targuaient d’être avec le mouvement du 17 octobre. Le retournement de veste n’augure rien de bon.
13 h 56, le 18 juin 2020