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Nos Lecteurs ont la Parole

La rançon d’une sortie de crise

Sans vouloir redéployer ce que tout le monde sait déjà, le Liban croule sous une dette estimée à 85 milliards de dollars, soit plus de 160 % de son PIB. Pour la récapitulation, cette dette est en partie due à la couverture par l’État du déficit de l’EDL, en partie due au service exponentiel de la dette publique, due au trafic de contrebande vers la Syrie des denrées subventionnées, due aussi à un flux de dépenses superflues qui ne s’expliquent que par la seule corruption des décideurs qui se sont succédé de 1990 à ce jour, et elle est due enfin à la grille des salaires et attributions octroyées aux chômeurs déguisés du secteur public et qui, largement sous-évaluée, fut-ce sciemment ou par négligence, a donné le coup de grâce au Trésor, déjà moribond. En 30 ans de cumul de ces gaspillages dans l’insouciance et/ou la mauvaise foi des dirigeants, l’état actuel des finances publiques ne pouvait porter qu’un seul nom : la faillite.

Or – et ceci, tout le monde le sait aussi – les fortunes suspectes d’une petite cinquantaine de dirigeants, présidents, chefs de parti, ministres, députés, maires et d’une petite centaine de fonctionnaires de premier et de deuxième rangs, notamment au sein des douanes et de la Sécurité sociale, auxquels on peut ajouter les entrepreneurs des travaux publics qui auraient bénéficié de contrats de gré à gré, quand ce n’est par des adjudications dont les cahiers des charges auraient été taillés à leur mesure, ces fortunes donc, qui s’étalent au grand jour et sans scrupule, souvent même avec une arrogance fière quand bien même leur source susciterait bien des questionnements, suffiraient largement à combler le déficit du Trésor – peut-être même à le pourvoir d’un excédent. Cela peut sembler purement démagogique mais il relève hélas de la réalité la plus crue et la plus flagrante : le montant de la dette publique est au moins égal à la somme des fortunes personnelles de pas plus de deux cents individus et leurs familles proches, ayant occupé des postes-clés dans la fonction publique ces trois dernières décennies, et qu’il suffirait en principe de soumettre à une enquête pour enrichissement illicite, pour résoudre les problèmes économiques du pays tout entier.

L’ennui est que notre démocratie a toujours sacralisé son secret bancaire, ainsi que l’immunité juridique des parlementaires et des hauts fonctionnaires du secteur public. Malgré les efforts de l’actuel gouvernement qui fait de la sortie de crise son principal défi, le cadre juridique global est tel que les poursuites pénales à effet rétroactif ne sont pas toujours possibles, et les fuites, aussi immorales soient-elles, pas toujours illégales. Le délit d’initié, par exemple, n’est pas passible de poursuite, pas plus que ne l’est l’exercice d’une activité professionnelle conjointe à une occupation d’un poste de ministre, de député ou de maire. Partant de là, le profit que peut tirer un responsable de ses privilèges, quand même serait-il le fruit d’un comportement immoral, n’en demeure pas moins légal au regard de la loi.

Qu’un ex-Premier ministre s’acquiert des biens immobiliers aux abords d’une autoroute juste avant que son tracé soit officiellement dévoilé ou qu’un autre ex-Premier ministre – l’un des cent plus grands milliardaires de la planète d’après Forbes, cela dit en passant – contracte, avec la complicité de sa banque, plusieurs centaines de prêts au logement subventionnés par l’État et initialement destinés aux revenus faibles et modérés, ou qu’un ministre des Télécoms se partage des parrainages extorqués aux opérateurs de téléphonie pour le financement de festivals eux-mêmes organisés par la conjointe d’un autre haut responsable de l’État etc. Tout cela – sur un plan strictement juridique – n’aurait rien d’illégal. Il n’empêche qu’une parenthèse relative à ce qui est illégal en comparaison avec ce qui est immoral s’impose. C’est l’objet même de ce papier.

Les économistes, sociologues, politologues, philosophes et penseurs – chacun dans sa discipline – se penchent de manière récurrente sur la question des critères selon lesquels on définirait la notion de «civilisation» – une notion tributaire des différents contextes historiques, ou mieux de l’esprit de chaque époque, chacun taillant ces critères à la mesure de son temps et de son lieu géographique. La suite de l’idée selon laquelle «une société est d’autant plus civilisée que...» n’a eu de cesse de changer au gré des époques, d’abord tous les quarts de siècle, puis toutes les décennies, bientôt ce sera peut-être tous les ans.

Dans son célèbre discours prononcé à l’université de Harvard en 1974, l’écrivain et penseur russe Alexandre Soljenitsyne, alors en exil, s’est vu salué par une ovation rarement observée dans ce lieu, alors qu’il venait de déverser sa colère et son indignation au nez et à la barbe des membres de l’élite américaine présents, leur reprochant de promouvoir, voire d’imposer, au reste du monde l’idée qu’une nation est d’autant plus civilisée qu’elle se rapproche du modèle qui est le leur. Cette conférence, que l’histoire a tendance à oublier, a sans doute été la première faille dans ce qu’il était convenu d’appeler alors «Le rêve américain». Avec la croissance industrielle qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au choc pétrolier de 1973, on mesurait le degré de civilisation d’un pays au nombre de brevets déposés par ses inventeurs. Parmi les acquis de mai 68 et de la deuxième vague féministe en France, le niveau d’émancipation de la femme dans une société était devenue ce critère. Plus tard, il sera corrélé à l’exercice de la démocratie et au respect des droits des minorités, notamment ethniques, sexuelles ou religieuses. Plus tard encore, c’est-à-dire aujourd’hui, dans l’urgence des questions climatiques et environnementales, une société serait d’autant plus civilisée que son empreinte écologique est élevée ou que son taux de déchets produits par habitant se rapproche de zéro. De tels critères posés pour évaluer le degré de civilisation, il y en a eu des centaines et il y en aura encore, tant que les temps continueront de changer et les États d’évoluer dans le besoin de se comparer les uns aux autres.

Pour en revenir à la faillite du Liban, et sans vouloir présager des incertitudes que lui réserve l’avenir proche, nous pourrions – au conditionnel – gravir une marche ou deux sur l’échelle de la civilisation, si les lois en cours de révision pouvaient être élaborées de manière que ce qui est immoral devienne littéralement illégal. En l’absence d’une juridiction qui permette de sévir contre la corruption, les abus de pouvoir et les privilèges, comment ne pas s’étonner que les dirigeants du pays se soient livrés à cœur joie à des enrichissements démesurés, sans s’inquiéter ? Et comment, dans ce contexte, prétendre à quelque promotion sur l’échelle de la civilisation ? Et s’il suffisait d’élaborer des lois pour rectifier les vieux tirs – ce à quoi le gouvernement actuel s’affaire – au final, quel Parlement les promulguerait ? N’est-il pas ce même sempiternel Parlement qui a couvert trente années d’abus par son silence, par son manquement au devoir de contrôle, quand ce n’est pas par sa complicité ?

L’année 2018 nous a offert une chance d’élire un Parlement fait d’un sang nouveau presque entièrement puisé dans la société civile ; nous ne l’avons pas saisie. En ramenant les mêmes, nous avons manqué une précieuse occasion de sauver notre économie, et pire, nous nous sommes montrés indignes de la liberté que nous offre notre démocratie, pourtant enviée par bien des populations dans cette région du monde qu’est notre plus ou moins proche voisinage. Aurions-nous été une monarchie du type saoudien, ou un régime totalitaire ou militaire, qu’un dirigeant aurait, sur sa seule initiative, écroué tous les corrompus dans un lieu d’où ils ne seraient sortis que dépouillés des biens qu’ils auraient usurpés, versement des dommages et intérêts en plus. Il y a tout juste un an, ce scénario quasi cinématique relevait encore de l’utopie la plus irréelle, sauf qu’il s’est réellement déroulé en Arabie – on s’en rappelle – et qu’il est en train d’avoir lieu actuellement en Syrie (quoique dans le cadre d’un règlement de comptes au sein de la famille dirigeante). Mais nous ne sommes pas les citoyens de ces régimes-là, et plutôt que de nous en réjouir, nous voilà au cœur d’une crise sans précédent, réduits à le regretter. Ainsi, sans jouir pour autant des privilèges que nous offre notre démocratie, nous payons – hélas très cher – la rançon de ne l’avoir pas méritée. Voilà le sort que de nos mains et par notre faute, nous nous sommes réservés.

L’insurrection déclenchée le 17 octobre dernier était donc prévisible, voire inévitable. Malgré la crise économique ou peut-être grâce à elle, la rue, dans un sursaut démocratique qu’on aurait cru à jamais éteint, s’est réveillée. La suite on la connaît, du moins en partie : on a parfaitement conscience des bénéfices tangibles de cette insurrection qui a réussi la chute d’une «dynastie» de gouvernements hérités de la tutelle syrienne et qui, à quelques têtes près, était en place depuis trente ans. On en ignore plus souvent les bénéfices intangibles dont la dissociation jusqu’à la rupture de la population de ses anciens dirigeants n’est pas des moindres, puisqu’elle réhabilite au regard du reste du monde l’image d’une population si longtemps et si injustement associée aux caïds de la corruption qu’ont été ses dirigeants.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

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