Avec la disparition de Salah Stétié (1929-2020), le Liban et la France perdent un grand poète, un écrivain somptueux issu de leur confluence et qui a su enrichir et approfondir le patrimoine des deux pays. Illustrateur magique des paysages et héritages libanais, innovateur de la poésie française, critique avisé et ami des plus grands, témoin complice et ironique des vies culturelles, il a su incarner au-delà du dialogue des cultures, la Méditerranée elle-même, la sillonnant de l’Orient à l’Occident, d’Ur à Homère et d’Ibn al-Faridh au Cimetière marin, plus loin que les rivages et les dates, aux dunes et aux sources. Ses dernières années, ses derniers mois, sur lesquels Vénus Khoury-Ghata a levé une partie du voile, furent assombris, bien qu’il ait résisté longuement et stoïquement à une leucémie apprivoisée par sa poésie. Ainsi aura-t-il été jusqu’au bout un homme de son temps, le nôtre qui lui doit amplement.
Nous sommes encore trop proches d’un auteur qui n’a cessé de produire plus de 50 ans durant, d’annexer de nouvelles scènes culturelles. Les traits soulignés sont loin d’être les seuls. Stétié fut souvent appelé à évoquer sa « courbe de vie », expression qu’il emprunte à l’un de ses maîtres, le « cheikh admirable » Louis Massignon. Il le fit avec charme et justesse (Sauf erreur, Fils de la parole, L’Extravagance). Son œuvre donna naissance aux plus savantes exégèses. Les jeunes artistes le sollicitaient pour des textes accompagnant leurs créations ; il le faisait avec brio dessinant de nouveaux destins…
Ce que nous allons tenter, c’est de tracer un itinéraire, ni le seul possible, ni le plus probant. Il a le mérite de partir de Beyrouth, de la francophonie libanaise dont Stétié fut le défenseur et l’illustrateur, de joindre les fondateurs à deux époques de L’Orient littéraire, de lier et de voir se bifurquer deux authentiques chemins poétiques. Affirmant que son premier dialogue intérieur fut avec Schehadé (1905-1989), Stétié rapporte que, le rencontrant chez Gallimard lors des corrections des épreuves de son premier recueil L’Eau froide gardée (1973), il lui avoue : « J’écris contre vous, malgré ma profonde admiration ; je dois vous assassiner pour avoir ma place ; le combat du père et du fils n’est exclusif d’aucun domaine. » Il est impossible pour quiconque de répéter Schehadé, de retrouver cet enchantement ouvert et cette facilité limpide ; dans Les Porteurs de feu (1972), Stétié évoque « la simplicité merveilleuse » de son aîné et son être « en confiance avec le langage », atouts uniques.
Les deux poètes ont eu un même « maître sûr » malgré ses incertitudes, Gabriel Bounoure (1886-1969). Le conseiller culturel français les a rencontrés l’un après l’autre à Beyrouth avant leurs vingt ans. À lui Georges doit d’être passé d’un « sylphe » et « farfadet » à un poète majeur qui lui préservait sa « fraîcheur » (son terme favori avec « absolu »). Son influence de maître, « au sens socratique du terme », consistait à pousser les initiés à être eux-mêmes et à ne marcher que sur le chemin risqué et capital des « plus purs », les grands de l’époque. Son intuition « pénètre dans l’œuvre d’autrui avec une sorte d’humilité féminine induite par l’excès des pouvoirs sensitifs et affectifs, imaginatifs aussi bien, qu’il met au service de l’œuvre interrogée et qui, de son côté, l’interroge ». C’est dire son rang, apprécier la perpétuelle gratitude de Stétié à son égard, reconnaître en lui le « fondateur » de la francophonie libanaise, « parcelle précieuse de la francophonie universelle ».
Le critique, grand poète en creux, confie un Stétié de 20 ans à un vrai poète, Pierre Jean Jouve. Il le fréquente plus de 30 ans, affirme que l’auteur de Sueur de sang « a magnifiquement réussi et mieux que n’importe quel autre poète de son temps » à tirer de la substance noire du vécu une profondeur grave et radieuse. Jouve est son « inspirateur », il le confirme dans sa sensualité, dans la reconnaissance de la splendeur du corps, dans l’assomption des pulsions les plus noires en vue de la création poétique. La sensualité d’un bord, la spiritualité de l’autre, l’intercession continuelle de Mozart entre les deux, « référence au cœur même de la langue à ce qui fait silence dans la langue », médiation allant au-delà de l’image et des surréalistes « imagiers ».
Malgré une lignée de « sources » poétiques partagées (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), la convergence avec Jouve s’interrompt en divergence. Stétié ne partage pas l’idée chrétienne de culpabilité, l’islam l’a écartée. On peut la repérer chez quelque soufi, mais « la douleur du désir », présente dans les recueils de Stétié, se légitime par « l’arrière-fond de mort » et la pulsion spéculée dans la dernière topique freudienne. Chez lui, pas de poème idyllique ou enchanté, et on est loin du vers de Schehadé « la mort est une fleur de la pensée ».
À propos de Jouve, Stétié parle d’une « très singulière respiration, entre aise et malaise ». Rien ne le caractérise mieux lui-même, rien ne sous-tend plus sa poésie dense, alliant le sensuel, le terrible et le spirituel, exaltant le désir et la femme, pointant la déchirure, le désespoir, la disparition. À la source de cette respiration vitale et créatrice un arrière fond théologique, ontologique, mystique : « D’ailleurs le mot Allah lui-même – Allahou, le hou, le h – n’est-il pas au point de la respiration, le souffle, ce souffle qui, à l’ensemble des créatures, fut pour qu’elles fussent, insufflé ? »
Cette respiration se donne ses moyens, pour ne pas dire sa rhétorique : la répétition, le redoublement (Le cri du cri), la négation (de non mourir étant mourir), l’opposition pléonastique (dormant endormi)… Elle bouscule la ponctuation, utilise le tiret, la barre oblique (/), réinvente les deux points (:), fait appel aux blancs, replis, vides… Ses haltes, reprises, silences… régentent le lecteur et exposent le poète.
C’est dans ses derniers recueils, L’Été du grand nuage (2016), Le Mendiant aux mains de neige (2018), que Stétié se retrouve le plus schehadien sans renoncer à être soi-même, sans renier son itinéraire : « Je suis ô mon amour la maison qui te reste/ Ses tuiles de pigeons azurées par les songes/ Et la maison par ses carreaux mange les astres. » Là il est coulant, simple, léger, accessible, avec des mots plus crus, une sensualité plus nette, des visions alternées et assombries, une culture étoffée, un cosmopolitisme religieux, une pensée impérieuse…