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Nos Lecteurs ont la Parole

Le Liban restera-t-il un État contestable ?


« Seuls ceux qui ont la mémoire longue sont capables de penser l’avenir. »

Nietzsche

La proclamation de l’État du Grand Liban en 1920 était tout sauf le Léviathan de Thomas Hobbes, c’est-à-dire un État jouissant d’une souveraineté juridique sur son territoire et exerçant un pouvoir absolu et sans restriction par le biais d’un ensemble d’institutions étatiques permanentes se situant au-dessus des composantes de la société. Cela n’était pas dû seulement à la présence de la puissance mandataire qui contrôlait tout dans le jeune État, mais cela était dû aussi au fait que l’événement n’apportait pas un grand soupir de soulagement à toutes les confessions présentes sur le territoire du Liban.

Rappelons de manière schématique la scène politique de la Montagne libanaise et de son entourage immédiat à l’aube de la Première Guerre mondiale. L’aggravation des symptômes de l’agonie de l’« homme malade », malgré les Tanzîmât, a stimulé les appétits des puissances européennes pour hériter de son legs ; une exacerbation accompagnée d’une divergence grave des intérêts de ces puissances. Dans les milieux « libanais » de l’époque, deux grands courants différents, qui comprenaient l’un et l’autre des sous-courants, s’opposaient : un courant qui demandait un Liban indépendant, et celui qui voulait un Liban non indépendant, partie intégrée d’un État arabe ou sous l’égide d’une puissance occidentale.

L’appartenance confessionnelle qui se trouvait généralement à la base de la structure des sociétés de toute la région du Proche-Orient fut un facteur déterminant dans les options politiques de ces courants divergents. La naissance du Grand Liban fut ainsi une occasion de joie pour les uns et d’amertume pour les autres. Le jeune État est né portant en son sein les semences de discorde sur son existence même. Le compromis se présenta depuis comme étant le seul moyen pour garantir la continuité de l’entité libanaise ; le pacte national non écrit de 1943 fut l’aboutissement de cet effort inéluctable ; il vient s’ajouter à la Constitution créant ainsi et la spécificité et le malheur du pays.

Tout en instituant un régime républicain, démocratique et parlementaire, la Constitution conserva provisoirement le régime confessionnel du pays qui était à la base de toutes les solutions des crises qui se produisaient dans la Montagne depuis la chute de l’émirat en 1842. Or le pacte national vint compliquer encore davantage ce régime. En effet, outre l’absence de consensus clairement exposé sur les notions de l’État, de la nation, du bien commun et de la citoyenneté, le fait confessionnel institutionnalisé et définitivement consacré par ce pacte fait ravage.

La principale conséquence de ce système est le clientélisme qui influence la vie politique et transforme l’électeur en glaneur de privilèges, tels que la protection et la distribution des profits. Les dirigeants qui assurent la plus grande part du gâteau gagnent la fidélité et la loyauté de leurs « clients ». Ce système clientéliste fonctionne sur les principes d’octroyer le pouvoir en retour de faveurs, encourageant ainsi la corruption et le favoritisme. Au lieu de créer une représentation acceptable des composantes de la société, et instaurer la collaboration entre elles, voire leur fusion, les lois électorales adoptées successivement depuis l’indépendance et jusqu’à nos jours ont renforcé le clientélisme politique et consolidé la domination des élites traditionnelles et des seigneurs de la guerre. Ce système émotif est désolant, mais y a-t-il une autre option, une autre voie pragmatique plus prometteuse ?

Revenons au pacte national en tant que fondement de l’État libanais. Son essence réside dans la conciliation des conflits par concessions mutuelles. Ce ne fut donc qu’une simple technique qui a résolu des conflits propres au contexte géopolitique de l’époque en garantissant une satisfaction minimale des parties concernées. La question se pose donc non sur le pacte en tant que technique menant à des concessions mutuelles, mais sur la validité permanente de ces concessions.

L’expérience montre, en fait, que le pacte lui-même, comme l’accord de Taëf, devient rapidement un objet d’interprétations contradictoires lorsque les données politiques ou sociologiques changent. En effet, la concession, au fond, est un renoncement laissant chez tous les partis engagés un sentiment de refus, donc une méfiance et une défiance à l’égard de l’autre. Pourtant, s’il est indispensable de maintenir cette technique de conciliation dans la vie politique, la question se pose sur l’orientation que prennent ses résultats obligatoirement provisoires : va-t-on vers une fusion nationale réelle, une union nationale fondée sur la démocratie et la citoyenneté, ou vers une confirmation d’un système confessionnel condamné à la régression ? Dans l’expérience libanaise, les deux options existent ; l’une d’elles, celle ouvrant sur un avenir meilleur, est, malheureusement, ignorée voire ridiculisée.

Il est largement admis aujourd’hui que le système confessionnel libanais entre dans cette catégorie appelée « le système démocratique consociatif ou consensuel ». Ce système de gouvernement approprié à des sociétés multicommunautaires réussit tant qu’il dessine le chemin de passage d’une démocratie consociative à une démocratie majoritaire, d’une logique communautaire à une logique du citoyen émancipé. Grâce à une vision nationale bien définie et suivie par les leaders politiques, les désaccords et les tensions entre les segments de la société sont réduits progressivement. Alors, le consocialisme doit être une étape et son dépassement devient nécessaire en faveur de l’État de droit, dans le cadre d’une démocratie majoritaire bien enracinée dans les droits de l’homme. C’est bien le cas, par exemple, en Autriche et aux Pays-Bas. Le consocialisme ainsi défini n’est point une théorie illusoire. Pourquoi alors le Liban ne suit-il pas ce chemin ?

L’État libanais, après l’accord de Taëf particulièrement, est pris dans une ambiance confessionnelle catastrophique. Encore pire, les politiciens qui défendent le confessionnalisme le présentent comme étant soit un destin malheureux qu’il faut accepter, soit un don du ciel qu’il faut préserver. Selon eux, tout discours libéral démocratique est aliéné de la réalité puisque le confessionnalisme est tellement enraciné dans les mentalités des Libanais qu’il n’y a aucune chance de l’éradiquer. Rien d’étonnant à constater, dans ce sens, que le débat que suscitent de temps en temps quelques politiciens à propos de l’interprétation de l’article 95 de la Constitution ne sorte pas de simples manœuvres politiques. Ils savent à l’avance que la revendication de supprimer le confessionnalisme politique est impossible sans adopter la laïcité de l’État, et en premier lieu l’entérinement d’un statut personnel non confessionnel et la séparation entre l’État et la religion, ce qui est, à leurs yeux, impossible, voire non souhaitable. Ces politiciens ont fermé le pays dans une compréhension statique du pacte national qui prime la Constitution ; celle-ci est régulièrement violée, méprisée et marginalisée. Malgré tout, n’oublions pas que si le confessionnalisme est une réalité enracinée dans les mentalités des Libanais, ceux-ci en souffrent énormément et voient leur pays au bord de l’effondrement complet à cause de l’orientation confessionnelle des politiciens. Et s’ils s’attachent encore à ce confessionnalisme, c’est par manque d’alternative. Mais ils sont prêts à s’en passer ; ils aspirent à un État de droit qui respecte les droits de l’homme et ouvre un avenir meilleur pour eux et pour leurs enfants. Espérons qu’un discours politique national s’érige pour exprimer leur aspiration.

Père Salah ABOUJAOUDÉ s.j.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

« Seuls ceux qui ont la mémoire longue sont capables de penser l’avenir. »NietzscheLa proclamation de l’État du Grand Liban en 1920 était tout sauf le Léviathan de Thomas Hobbes, c’est-à-dire un État jouissant d’une souveraineté juridique sur son territoire et exerçant un pouvoir absolu et sans restriction par le biais d’un ensemble d’institutions étatiques...

commentaires (1)

"Le jeune État est né portant en son sein les semences de discorde sur son existence même. Le compromis se présenta depuis comme étant le seul moyen pour garantir la continuité de l’entité libanaise" BRILLANTE la synthese de pere Aboujaoude qui en si peu de mots a su definir a la fois l'origine de notre malheur-etat ne porteur des semences de la discorde-et de ses consequences- entre autre,puisque c D'ACTUALITE : LA CORRUPTION de ses politiques & de ses citoyens

Gaby SIOUFI

12 h 10, le 23 mai 2020

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Commentaires (1)

  • "Le jeune État est né portant en son sein les semences de discorde sur son existence même. Le compromis se présenta depuis comme étant le seul moyen pour garantir la continuité de l’entité libanaise" BRILLANTE la synthese de pere Aboujaoude qui en si peu de mots a su definir a la fois l'origine de notre malheur-etat ne porteur des semences de la discorde-et de ses consequences- entre autre,puisque c D'ACTUALITE : LA CORRUPTION de ses politiques & de ses citoyens

    Gaby SIOUFI

    12 h 10, le 23 mai 2020

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