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Diaspora - Histoire et diaspora

De Romey à Jabara : deux tragédies de la haine raciale, à un siècle d’intervalle

En 1929, N’oula Romey et sa femme Hasna sont brutalement tués en Floride. En 2016, Khalid Jabara est assassiné par son voisin à Oklahoma. Les trois ont subi les conséquences du racisme, à près d’un siècle d’écart.

Khalid Jabara, assassiné par son voisin raciste en 2016.

« Plus de quatre-vingts ans après le décès de N’oula Romey et de sa femme, des Libanais et des Arabes continuent de subir parfois des crimes de haine raciale. Plus de 1 000 cas de crimes raciaux envers des Arabes ont été enregistrés à ce jour », notent Akram Khater et Marjorie Stevens dans un rapport publié par le Centre d’études libano-américain, Moise Khayrallah Center il y a quelques mois.

À ce sujet, les chercheurs ont organisé, le 24 février dernier, la projection d’un documentaire intitulé Le lynchage des Romey : terroriser les immigrants à l’Université de Caroline du Nord*. On y découvre le sort tragique de N’oula (Nicolas) et de sa femme Hasna, tous deux tués dans des circonstances complexes en Floride.

L’histoire de ce couple aurait pu être celle de n’importe quel Libanais ayant quitté son pays pour se construire un meilleur avenir économique, en ce début de XXe siècle. De 1880 et jusqu’en 1920, des milliers de Libanais émigraient chaque année en Amérique du Nord. À la recherche d’un emploi et d’un destin plus stable, les nouveaux arrivés devaient souvent faire face à de nombreux obstacles culturels. Souvent, ces migrants étaient confrontés au regard malveillant de leur société d’adoption, qui leur refusait l’insertion.

Aux obstacles culturels se sont ajoutés des obstacles légaux, quand les lois américaines sur l’immigration se sont durcies. Ainsi, en 1920, une centaine de Libanais seulement ont pu fouler le sol américain.


L’affiche du documentaire sur le lynchage des Romey à l’Université de Caroline du Nord.

Un tragique destin, de Géorgie jusqu’en Floride

Si le contexte était difficile pour nombre d’immigrants, pour certains, il fut tragique. C’est le cas des Romey, dont l’assassinat ne donna lieu à aucune enquête. Leur cauchemar commence quand ils déménagent en Géorgie, dans la ville de Valdosta. N’oula, originaire de Deir al-Ahmar dans la Békaa, est arrivé à New York en 1904. Quelque temps plus tard, sa femme Hasna et lui décident de s’installer au sud des États-unis, à Valdosta, une ville prospère en ce temps-là, où ils souhaitent ouvrir un commerce.

Dans cette partie du pays, l’organisation Ku Klux Klan, soutenue par plus de 15 % de la population masculine à l’époque, se développe fortement. Le KKK croit en la suprématie raciale des Blancs et véhicule un discours farouchement anti-immigrants tout en bénéficiant du soutien, implicite et parfois explicite, de la police et des autorités locales.

Les Romey étaient-ils conscients de ce climat lorsqu’ils ont décidé d’emménager dans cette ville ? Probablement pas, selon le rapport du Moise Khayrallah Center, qui note que le couple s’y installe en toute insouciance, cherche à réussir dans divers domaines commerciaux et fonde une famille de quatre enfants. Selon le document, N’oula, qui dirige un magasin d’alcool, subit souvent des menaces, en pleine période de prohibition aux États-Unis (une période qui s’étend de 1920 à 1933, pendant laquelle un amendement à la Constitution a interdit la fabrication, le transport, la vente, l’importation et l’exportation de boissons alcoolisées).

Dans ce climat tendu, le Libanais est violemment enlevé de son magasin en 1922 par des hommes qui l’enferment, le rouent de coups, le terrorisent et lui imposent de ne plus boire de whisky ou de parler à des femmes « de race blanche ». Suite à ces événements, il décide de déménager avec la famille à Lake City, en Floride, fuyant la persécution.

Ce qui semblait être la bonne décision à prendre s’avère catastrophique. En Floride, les Romey tentent de vivre paisiblement en dirigeant un petit magasin de fruits et légumes. Pas de chance, ils sont rattrapés par une ambiance antijuive et anticatholique très ancrée au sein de cette ville où l’église baptiste est très influente : une nouvelle fois, la famille se sent menacée. À l’école, les enfants font face quotidiennement à des comportements racistes. La police, tout comme les autorités locales, soutiennent implicitement le KKK, et entretiennent des rapports mouvementés avec N’oula et Hasna.

À de nombreuses reprises, des problèmes éclatent entre le couple et les autorités. Le drame éclate en 1929 à la suite de l’un de ces accrochages, au cours duquel la police tire sur N’oula dans son magasin. Hasna, voulant défendre son mari, brandit son arme mais elle est abattue par la police. N’oula est incarcéré, tandis que son épouse succombe à ses blessures à l’hôpital. Sorti de force de sa cellule, N’oula sera lynché par la foule.

Le meurtre des Romey, le 17 mai 1929, a changé à jamais la destinée de leurs enfants et de leurs petits-enfants, et ébranlé la communauté libano-américaine au moment des faits. Mais il a vite été effacé de la mémoire collective. Aucune véritable enquête n’a été menée. Les médias américains n’ont pas cherché à lier ce lynchage à la haine raciale.

En 2016 comme en 1929

Près d’un siècle plus tard, en 2016, l’assassinat de Khalid Jabara par un voisin raciste et extrémiste rappelle le destin douloureux des Romey. Khalid était le cadet d’une famille libano-américaine fondée par Mounha et Haïfa Jabara, un couple ayant émigré en 1983 en pleine guerre libanaise. Cette paisible famille a créé une entreprise de restauration prospère et veillé à ce que ses trois enfants obtiennent leur diplôme d’études secondaires et entrent à l’université

En 2011, la vie de cette famille a été bouleversée par l’installation, dans la maison voisine, de Stanley Vernon Majors, un ancien détenu de Californie, âgé de 61 ans au moment du crime. Majors harcèle et menace à plusieurs reprises les Jabara, principalement parce qu’ils sont arabo-américains.

Dans la soirée du 12 août 2016, l’ancien prisonnier met ses menaces à exécution, tirant et tuant Khalid Jabara, 37 ans. Cette fois-ci, une enquête a bien été ouverte, et les procureurs ont retenu quatre chefs d’accusation contre Majors, l’inculpant pour meurtre au premier degré, crime haineux et harcèlement, entre autres.

Pour l’historien Akram Khater, « l’histoire des Romey fait écho à une ambiance antiarabe qui existe toujours aux États-Unis ». « Même après 150 ans de présence active et même en devenant partie intégrante de la société américaine, les Arabes sont toujours perçus comme des outsiders », poursuit-il. Il ajoute que « les idées de suprématie blanche sont encore développées par des intellectuels, des médias et des politiciens, comme c’était le cas dans les années 1920 ». Revenir donc vers l’histoire et la raconter, explique-t-il, « sert à comprendre son passé mais aussi à mieux vivre son présent et surtout à mieux forger son avenir ».

*https://www.youtube.com/watch ? v=cEcoRfDoZ0I&feature=youtu.be ou consulter le site du centre: https://lebanesestudies.ncsu.edu

« Plus de quatre-vingts ans après le décès de N’oula Romey et de sa femme, des Libanais et des Arabes continuent de subir parfois des crimes de haine raciale. Plus de 1 000 cas de crimes raciaux envers des Arabes ont été enregistrés à ce jour », notent Akram Khater et Marjorie Stevens dans un rapport publié par le Centre d’études libano-américain, Moise Khayrallah...