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La Consolidation de la paix au Liban - Mai 2020

Le partage d'informations à l'ère post-vérité

Quand les protestations de masse ont éclaté au Liban en octobre dernier, nombreux furent ceux qui lancèrent des appels à l'action et affichèrent leurs opinions sur les réseaux sociaux. Beaucoup de vidéos, de photos et de messages partagés exprimant la colère et la frustration face à la situation actuelle semblaient spontanés et profondément sincères. Mais la plupart relayaient un contenu créé par d'autres, souvent sans vérification des faits, authentification des sources ou garantie de crédibilité.

Photo Jad Melki

Le dilemme de notre riche écosystème de médias est là : une surabondance d'informations et d'outils pour diffuser les opinions – une plateforme en principe diversifiée d'idées bénéfiques pour la démocratie – contredites par une surabondance de fausses informations, de discours de haine et de propagande. De nos jours, les citoyens ont un accès sans précédent aux outils d'information et de communication. Cependant, l’excédent d'informations peut brouiller le jugement, en particulier dans la rediffusion des informations présumées de bonne foi. Mais les outils de la liberté d'expression peuvent facilement être utilisés intentionnellement à mauvais escient, un privilège qui, historiquement, était réservé aux gouvernements.

Un surcroît d’informations devrait conduire à une citoyenneté mieux informée, cheville ouvrière de toute démocratie. Cependant, un trop-plein d'informations est en train de conduire à un tribalisme et à des polarisations leurrées, résultat de ce que les spécialistes de la communication appellent les effets d'écho, où les gens ont tendance à s'associer (sur les réseaux sociaux) à des personnes aux vues similaires, qui renforcent leurs partis-pris et préjugés.

Parce que nous sommes inondés d'informations, nous choisissons le plus souvent des médias, des personnes et des idées qui reconfirment nos croyances, une conduite que les chercheurs appellent « exposition sélective ». Lorsque nous accédons à ces informations de re-confirmation, nos défenses critiques sont en veilleuse, et nous sommes donc prédisposés à partager sans questionnement des vues rassurantes, tandis que nous rejetons, bloquons et supprimons plus facilement les informations qui remettent en question nos convictions.

Une enquête nationale a été menée en décembre 2019 par l'Institut de recherche et de formation aux médias (IMRT) de la Lebanese American University (LAU), pour analyser l’accès aux informations sur le soulèvement des Libanais. Le questionnaire portait sur les habitudes en matière de médias sociaux. L'échantillon aléatoire simple de 1000 individus représentait des Libanais de toutes les religions et de toutes les régions et visait à déterminer la mesure d’exposition sélective au soulèvement marquant leurs habitudes d’information. Au début, nous nous sommes félicités de ce que la grande majorité des personnes interrogées (80 %) déclaraient avoir vérifié leurs sources d’informations avant de les partager.

Par la suite, nous avons remis en question la compréhension du concept de vérification des personnes interrogées, ayant constaté que des majorités importantes des deux côtés (de personnes favorables ou hostiles au soulèvement) admettaient n’avoir publié que ce qui soutenait leur cause : ainsi 69 % des Libanais pro-soulèvement avaient partagé des informations qui soutenaient le mouvement de protestation, et 39 % des Libanais anti-soulèvement partagé des informations qui s'opposaient aux manifestations, mais aucun de ces deux groupes (0 %) n’avait partagé des informations hostile à la cause qu’il défendait. En outre, nous avons relevé que ceux qui soutenaient les manifestations avaient tendance à obtenir leurs informations de sources médiatiques également pro-soulèvement, et vice-versa, preuves s’il en est d'une exposition sélective à l’information. Les résultats détaillés de l'étude sont disponibles sur le site : www.imrt.lau.edu.lb

Les sociétés démocratiques sont aujourd’hui confrontées à un défi historique. Auparavant, les journalistes et les organes de presse traditionnels avaient la lourde responsabilité de tenir la société informée, et la loi tentait de protéger les droits d'une presse libre des ingérences du gouvernement.

Avec l'immense pouvoir des médias sociaux dont dispose aujourd’hui tout citoyen, cette relation est modifiée. Les journalistes et les organes de presse ont désormais le sentiment que leurs valeurs traditionnelles les laissent impuissants face aux informations délibérément fausses diffusées par certains, tandis que les gouvernements y répliquent en ajoutant des brigades supplémentaires à leurs forces militaires : les armées électroniques et les équipes de la cyberguerre.

Mais quel est le rôle qui revient aux citoyens dans ce contexte ? On peut se hâter de juger les masses irresponsables, privées de sens éthique et ignorantes. Mais qu'ont fait les gouvernements pour les éclairer ?

Durant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont massivement fait campagne pour mettre en garde leurs citoyens contre la diffusion involontaire d'informations sensibles. L'expression « Loose lips sink ships » (littéralement, « Les lèvres indiscrètes coulent les navires », dont l’équivalent en français pourrait être « les murs ont des oreilles ») résonne encore aujourd'hui. L’objectif était d'éviter de divulguer des renseignements à l'ennemi, mais aussi de limiter les discours démoralisants et les rumeurs dangereuses qui pourraient susciter des dissensions internes. De même, de nombreux pays investissent aujourd’hui dans la formation aux médias en tant que mesure d’éducation publique destinée à prémunir la population contre les effets négatifs des médias sociaux.

Qu'a fait le gouvernement libanais en ce sens ? Le ministère de l'Éducation a-t-il pris au sérieux les appels constants à l'intégration de l'éducation aux médias dans les programmes scolaires et universitaires ? La statistique la plus troublante de l'enquête IMRT a révélé que seulement 6 % des Libanais avaient reçu une formation en éducation aux médias dans leur vie. Certaines données premières montrent que des pourcentages beaucoup plus élevés sont enregistrés dans d’autres pays, dont l’Irak. Malheureusement, à ses risques et périls, le Liban continue d'ignorer la nécessité d'une éducation aux médias.

Avec le coronavirus qui ravage le monde aujourd'hui, allons-nous tirer les leçons du passé ? Allons-nous réaliser que l’incompétence médiatique des citoyens – mal formés aux méthodes de vérification des informations et inconscients de la tendance humaine à reconfirmer les préjugés – les engagera très probablement dans des habitudes médiatiques dangereuses, sectaires et nuisibles ? Le nouveau gouvernement libanais réalisera-t-il la valeur potentielle d’une généralisation de l'éducation aux médias qui convertirait toute une société en citoyens éthiques responsables ? Des citoyens qui non seulement partageraient des informations de meilleure qualité, mais serviraient également de vérificateurs des faits pour contrer les informations délibérément fausses ?


Jad Melki est un chercheur.


Les articles, enquêtes, entrevues et autres, rapportés dans ce supplément n’expriment pas nécessairement l’avis du Programme des Nations Unies pour le développement, ni celui de L'Orient-Le Jour, et ne reflètent pas le point de vue du Pnud ou de L'Orient-Le Jour. Les auteurs des articles assument seuls la responsabilité de la teneur de leur contribution.

Le dilemme de notre riche écosystème de médias est là : une surabondance d'informations et d'outils pour diffuser les opinions – une plateforme en principe diversifiée d'idées bénéfiques pour la démocratie – contredites par une surabondance de fausses informations, de discours de haine et de propagande. De nos jours, les citoyens ont un accès sans précédent aux outils...

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