Critiques littéraires

Conflit d’espèces

Une Machine comme moi, le dernier roman du Britannique Ian McEwan, raconte l’histoire d’un singulier trio dans une époque non moins singulière. Le narrateur, Charlie, vit chichement dans un minuscule appartement du sud de Londres, et gagne tout juste sa vie en boursicotant. Il est amoureux de sa jeune voisine, Miranda, qui l’aime aussi et avec qui il établit une relation faite pour durer. Au début du roman, Charlie vient d’acquérir Adam, l’un des exemplaires de la dernière et sommitale avancée de la technologie et du savoir scientifique. Adam est un robot, un véritable clone d’humain, une merveille de réalisme fabriqué à partir de neurones, de réseaux d’ADN artificiels et de microprocesseurs. Une fois acquis et ramené chez soi, Adam est chargeable, puis programmable afin que lui soient attribués caractère, goût et tendances. Mais diverses options sont aussi offertes à son acquéreur, parmi lesquelles la possibilité de laisser cette programmation en partie flottante afin que la personnalité du robot se fabrique d’elle-même au contact des réalités des choses et de la vie, comme cela se fait chez les humains.

Ayant la parfaite apparence d’un individu de chair et d’os, Adam ne fonctionne cependant pas de la même manière. Ses capacités sont celles d’un très puissant ordinateur. Il accumule à une vitesse vertigineuse les connaissances, les savoirs, mais aussi les raisonnements logiques, les déductions sur les événements et la résolution des petites énigmes de nos vies. C’est ainsi qu’il va pouvoir remplacer Charlie dans ses infructueuses spéculations boursières et à enrichir ce dernier à une allure très rapide. C’est ainsi aussi qu’il va tomber amoureux de Miranda. Mais c’est ainsi surtout qu’il va percer le mystère du passé de la jeune fille et ses démêlés avec la justice. Non que Miranda soit une quelconque délinquante. Au contraire, elle a menti devant un tribunal et fabriqué une affaire dans le but de faire condamner un individu coupable et qui a échappé à un quelconque châtiment. Sauf que cela, Adam ne le comprend pas, ou ne l’admet pas. Il va donc tout faire pour que les choses soient révélées dans leur vérité, pensant de ce fait agir pour le bien de ses propriétaires. Or il ne fera en réalité que nuire à la jeune fille qu’il aime pourtant d’un amour total, menaçant du même coup de ruiner la vie du couple dont il est le bien.

Toute la beauté et l’intérêt du roman de McEwan est qu’il ne sacrifie nullement au poncif du robot mauvais, fruit d’un progrès échevelé de la science. Au contraire, son Adam est du côté du bien, mais d’un bien absolu, implacable et qui en devient totalitaire. Là où les humains font valoir la relativité des faits, là où ils reconnaissent et pratiquent la jurisprudence, distinguent la loi stricte de son application en fonction des circonstances, le robot, lui, ne conçoit la vie que guidée par la nécessité d’une application à la lettre des règles. L’incompatibilité entre l’homme et sa création artificielle est donc au cœur de l’intrigue romanesque. Ce faisant, le livre pose la question du conflit entre une éthique exclusivement basée sur la logique et sur une raison mécanique d’une part, et de l’autre ce qui précisément définit notre condition : les faiblesses, la part d’émotions qui est à la base de chacune de nos actions, la toute puissance de notre subjectivité. L’ouvrage interroge d’un même geste les théories selon lesquelles la conscience n’est que la résultante, même complexe et encore incomprise, de la matière, du tissu de cellules et de neurones dont nous sommes faits. Le robot, chez qui est reproduite la pensée dans toute sa complexité, ne parvient pas à comprendre le sens du jeu, ni à se mettre à la place d’un enfant et à comprendre son irrationalité. Il rate ainsi la part la plus humaine de l’homme, ce qu’il y a d’incernable dans son esprit et son comportement, et qui transcende le fonctionnement purement mécanique de son cerveau.

Cela dit, McEwan raconte cette histoire sur le ton du drame réaliste, le réalisme allant jusqu’à intégrer dans sa texture le robot lui-même – personnage à part entière, attachant et inquiétant à la fois. Et pourtant, le cadre temporel du récit dément ce côté réaliste. Parce que tout ce qui se passe se déroule non pas dans un avenir possible, mais au cours des années 80, des années qui sont donc radicalement différentes de celles qu’on a connues. La Grande-Bretagne a perdu la guerre des Malouines, Jimmy Carter est réélu face à Reagan qui ne sera jamais président, et la science est déjà plus avancée qu’elle ne le sera quarante ans plus tard. Une Machine comme moi expose ainsi ce qui aurait pu être et n’a pas été. Aux rhizomes infinis du cerveau qui ne peuvent créer que de l’impondérable, répondent les possibles tout aussi imprévisibles et irrationnels de l’Histoire.



Une Machine comme moi d’Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2020, 386 p.

Une Machine comme moi, le dernier roman du Britannique Ian McEwan, raconte l’histoire d’un singulier trio dans une époque non moins singulière. Le narrateur, Charlie, vit chichement dans un minuscule appartement du sud de Londres, et gagne tout juste sa vie en boursicotant. Il est amoureux de sa jeune voisine, Miranda, qui l’aime aussi et avec qui il établit une relation faite...

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