Critiques littéraires

Le Grand Meaulnes défie le temps

Œuvre unique d’Alain Fournier, mort à 28 ans au champ d’honneur en 1914, Le Grand Meaulnes, magnifique geste sur la jeunesse, n’a pas pris une ride.

Dès sa publication en 1913, Le Grand Meaulnes, roman d’un auteur encore tout jeune, va être unanimement salué par l’ensemble de la critique littéraire prise sous le charme particulier de ce récit vénéneux. Le prix Goncourt ne lui échappera que d’une voix. Un roman sur l’amour ? Un roman sur l’amitié ? Jouant sur le trouble des sentiments et détournant avec brio le registre du conte pour le faire glisser vers le territoire du merveilleux poétique, Alain Fournier (de son vrai nom Henri Fournier) parvient à créer dès les premières pages de son livre une atmosphère capiteuse et captivante. Conduit par le narrateur qui relate les faits a posteriori, le récit narre l’arrivée dans une petite école d’un village de Sologne d’un garçon appelé Augustin Meaulnes, vite rebaptisé par tous « le Grand Meaulnes ». Ce jeune paysan du Cher au crâne ras, taiseux mais imposant, fait de suite grande impression sur le narrateur, François Seurel qui est son compagnon de classe et devient son confident.

Un soir que le Grand Meaulnes fugueur s’est égaré sur les chemins de campagne, il pénètre dans un château et se trouve plongé au cœur d’une fête, une étrange noce plutôt, qui doit unir un jeune aristocrate du pays, Frantz de Galais, à une mystérieuse jeune fille de Bourges que personne n’a vue et qui ne viendra pas. Mais ce soir-là, entre paysans parés des costumes d’antan, foule de bohémiens, présence de forains, dans cette ambiance féérique que Fournier reproduit à merveille, Augustin fait la connaissance d’Yvonne de Galais, la sœur de Frantz. Il sera marqué à tout jamais par cette rencontre. La fantasmagorie du désir s’éveille, la quête de l’idéal commence…

Roman de l’amour fou, roman des promesses que se font ardents et déchirés les jeunes gens, Le Grand Meaulnes invente la littérature d’un nouvel âge, celui de la jeunesse. Non pas qu’il soit un roman pour la jeunesse – il n’en est pas un en vérité –, mais il dit au plus près, comme jamais cela n’avait été fait auparavant, ce qu’est l’état psychique de la jeunesse. Ce qu’Augustin Meaulnes distille dans l’esprit du narrateur, c’est que la rêverie est nécessaire à la vie, que la puissance de l’amour ne s’éprouve qu’une fois et que nos âmes portent en elles aussi bien l’intuition de l’absolu que le pressentiment de leur déréliction. Si Augustin veut rester toute sa vie un jeune homme, s’il tient à son serment, c’est que devenant un homme, il sait que tout deviendra forcément moins grand, moins beau, moins pur.

Le Grand Meaulnes exercera une influence considérable sur beaucoup d’œuvres à venir : Battling le ténébreux de Vialatte n’est pas loin, les héros de Sagan et de Vian en sont les héritiers directs, Jean-René Huguenin et sa Côte sauvage est comme un jumeau de Fournier ; on peut même penser que Clay, le héros de Less than zero que Breat Easton Ellis rédige à vingt-cinq ans, ce Clay tout désœuvré et défoncé qu’il est, lointain cousin d’Amérique, découle du Grand Meaulnes. Comme Augustin, Clay se questionne sur l’amour qu’il sait déjà impossible et la vie qu’il découvre trop brève. Après Le Grand Meaulnes, tous les héros jeunes veulent cultiver l’espoir d’une existence intense. Le venin a pris.

Dans ce beau volume « Pléiade », préfacé, présenté et annoté de manière passionnante par Philippe Berthier, on trouvera des esquisses, des notes et même un chapitre inédit sur la quête de l’amour absolu. Quant aux lettres, ce sont celles adressées par Alain à Isabelle sa sœur qui sont les plus émouvantes, et à Jacques Rivière son beau-frère qui instruisent le mieux sur la période foisonnante de la Belle Époque. Rivière entend le premier le son nouveau de la plume de Fournier. Il convainc le comité de lecture de la NRF de publier. Le Grand Meaulnes incarne précisément la nouvelle littérature que veut défendre la revue : le naturalisme a fait son temps, le symbolisme épuise. Par son élégance et sa violence latente, Fournier fait résonner une nouvelle corde sensible. Mélange de prosodie tenue et d’émotion palpable, de philosophie inquiète et de grâce divine, Le Grand Meaulnes réenchante pour longtemps la littérature. Forever young !


Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier (suivi de Choix de lettres, de documents et d'esquisses), édition établie par Philippe Berthier, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020, 640 p.

Dès sa publication en 1913, Le Grand Meaulnes, roman d’un auteur encore tout jeune, va être unanimement salué par l’ensemble de la critique littéraire prise sous le charme particulier de ce récit vénéneux. Le prix Goncourt ne lui échappera que d’une voix. Un roman sur l’amour ? Un roman sur l’amitié ? Jouant sur le trouble des sentiments et détournant avec brio...

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