C’est encore l’un de ces dossiers complexes où le confessionnel se mêle au jeu politique sournois sur fond de lutte contre la corruption. L’affaire du mohafez de Beyrouth, Ziad Chbib, que le chef du gouvernement Hassane Diab souhaiterait remplacer alors qu’il est sur le point d’achever son mandat le 19 mai, a suscité le mécontentement de représentants de la communauté grecque-orthodoxe, qui refusent cette décision venant secouer des coutumes bien ancrées.
Pointé du doigt pour avoir couvert plusieurs infractions majeures portant atteinte à l’environnement notamment, dont l’édification du complexe hôtelier de l’Eden Bay sur le littoral public de Ramlet el-Baïda, M. Chbib est, depuis un certain temps, la cible de nombreuses critiques dans les milieux associatifs et juridiques. Autant de motifs qui ont pavé la voie à l’idée de lui trouver un remplaçant, même si la raison officiellement avancée est de nature purement administrative.
M. Chbib, qui occupait jadis le poste de juge conseiller au sein du Conseil d’État, a été délégué en 2014 à l’administration pour diriger le mohafazat de Beyrouth pour une période intérimaire de six ans, sans avoir formulé expressément sa volonté d’intégrer de manière définitive l’administration. Mais par-delà ce détail de pure forme, c’est un bras de fer classique qui se joue actuellement autour de ce poste-clé dans lequel l’archevêque grec-orthodoxe Mgr Élias Audi a traditionnellement son mot à dire. Une coutume qui, de l’avis de nombreux juristes, va à l’encontre de l’article 95 de la Constitution qui prohibe la consécration d’un poste donné au sein de la fonction publique à une communauté précise.
Depuis l’ébruitement de l’affaire du remplacement de M. Chbib, Mgr Audi, qui avait parrainé en 2014 sa candidature, s’est rebellé, contestant le fait que le changement souhaité ne concerne visiblement que la capitale alors qu’aucun des autres mohafez dans les régions n’est visé par la permutation.
Selon des sources informées, l’archevêque s’est récemment réuni avec le ministre de l’Intérieur Mohammad Fahmi pour lui faire part de son mécontentement. Il aurait fini par accepter le remplacement de M. Chbib mais à condition que cela se fasse sur la base d’un mécanisme et de critères clairs qui s’appliquent à tous. Une condition qui vraisemblablement n’a pas été prise en considération par MM. Fahmi et Diab.
Sommet orthodoxe
Hier, Mgr Audi a dès lors convié au siège de l’archevêché plusieurs personnalités grecques-orthodoxes pour recueillir leur avis sur la question, sachant que la décision de remplacer le mohafez devait être en principe examinée durant le Conseil des ministres aujourd’hui et éventuellement avalisée si le gouvernement parvient à un accord à ce sujet, ce qui semble pour l’heure peu probable.
Dans un communiqué dont le député Élie Ferzli a donné lecture, les participants ont annoncé qu’ils refusaient que les hauts fonctionnaires grecs-orthodoxes soient les seuls à être remplacés au sein de l’administration. Ferzli, qui est aussi vice-président du Parlement, a attaqué Hassane Diab dans une déclaration incendiaire, mettant en garde contre toute velléité de saper les « droits de la communauté ». « En attendant l’avènement d’un État laïc (…), nous restons attachés à une répartition équitable des postes judiciaires, militaires, sécuritaires, administratifs et financiers », a tonné M. Ferzli, soulignant que la communauté grecque-orthodoxe « n’est pas armée mais n’en détient pas moins des armes redoutables qu’elle saurait manier s’il le faut ».
Lâché par le CPL ?
Ayant bénéficié en 2014 du parrainage de son archevêché et de la couverture politique que lui avait accordée à l’époque Michel Aoun qui l’a désigné, avec le consentement de l’ancien chef de gouvernement Saad Hariri, M. Chbib semble avoir été lâché aujourd’hui par le Courant patriotique libre et le chef de l’État. Visiblement contraints de jouer désormais le jeu de la lutte contre la corruption et les infractions illégales, des maux dont le mohafez serait accusé, le CPL aurait trouvé propice de retirer son soutien à ce dernier.
Une source informée indique cependant que M. Chbib « se serait rendu récemment auprès de Baabda à plusieurs reprises pour tenter d’obtenir à nouveau les faveurs du président ». Une opération de charme qui, selon la source, semble avoir réussi.
Selon cette analyse, les aounistes et le Premier ministre ne seraient donc pas nécessairement sur la même longueur d’onde, chaque partie souhaitant s’assurer une mainmise sur les décisions émanant de cette haute instance administrative qui fait en même temps office d’autorité d’exécution au sein de la municipalité de Beyrouth.
D’après des informations concordantes, M. Diab souhaite parachuter à ce poste sa conseillère Petra Khoury, qu’il n’avait pas réussi à intégrer au gouvernement. Une option que le député haririen Nazih Najm a dénoncée implicitement hier, s’élevant contre « tout prix de consolation » que le Premier ministre chercherait à accorder à la communauté grecque-orthodoxe.
L’affaire a suscité le courroux de plusieurs activistes de la société civile, mobilisés contre la reconduction du mandat de M. Chbib et qui dénoncent les « ingérences communautaires » dans les nominations névralgiques de l’État. « Nous avons l’habitude d’entendre des propos à caractère confessionnel. Mais ce type de discours frise l’effronterie », commente Nehmat Badreddine, activiste au sein du mouvement Wa’i (Éveil).
Accusations
Le jeu politique mené en coulisses visant à convoiter méthodiquement des postes administratifs a toutefois fait oublier les raisons réelles et objectives à l’origine du souhait d’écarter le mohafez de Beyrouth, comme le note un observateur. En juin dernier, et malgré une décision du procureur général pour l’environnement, Nadim Zouein, qui avait ordonné l’arrêt des travaux sur le site du complexe controversé de l’Eden Bay sur le littoral de Ramlet el-Baïda, Ziad Chbib avait octroyé un permis de construire aux entrepreneurs, considérant que le terrain en question est « privé ». Un recours a été présenté au Conseil d’État par Green Line et Legal Agenda, sans que les ONG ne réussissent à obtenir un arrêt des travaux.
On reproche également au mohafez d’avoir observé un silence notoire face à un autre « scandale », plus ancien, concernant un autre bien-fonds maritime connu sous le nom de la région de Dalié, situé près du complexe Mövenpick à Raouché. Il s’agit, selon le directeur exécutif de Legal Agenda, Nizar Saghieh, d’un terrain de « 100 000 m2, dont 25 000 m2 en bord de mer étaient considérés comme un espace public relevant de la municipalité avant que, dans les années 80, le chef du PSP, Walid Joumblatt, ministre des Travaux publics à l’époque, et Nabih Berry, alors ministre de la Justice n’émettent un décret resté secret privatisant ce lopin de terre qui vaut près de 100 millions de dollars aujourd’hui ». Les associations écologiques se sont saisies de l’affaire et ont soumis le dossier à la justice, sans obtenir gain de cause, « M. Chbib ayant fait obstacle, par son inaction et son silence, à l’aboutissement du dossier », affirme M. Saghieh.
Quel sac de vipères, tous!
20 h 36, le 05 mai 2020