De même qu’il s’en prend aux voies respiratoires des humains, le Covid-19 étouffe littéralement les économies, partout sur la planète. Entre autres performances, le virus met aussi à l’épreuve, fort cruellement parfois, la capacité des gouvernements à relever le défi, à organiser la lutte contre la pandémie. Sans attendre le déconfinement, et parce que l’humour reste la meilleure des armes contre l’abattement, le monde n’en finit pas ainsi de se gausser des inepties à répétition que se plaît à débiter un Donald Trump. Mais tout l’humour de la terre ne suffirait pas pour dérider quelque peu une population aussi infortunée, aujourd’hui, que la libanaise.
Les ruineuses retombées du coronavirus n’ont fait que rattraper, en l’aggravant, la crise socio-économique dans laquelle se débattait déjà notre pays. Bien avant l’intrusion de la microscopique bestiole, était débusqué et dénoncé sur la place publique ce ver qui, depuis des décennies, ne cesse de ronger en toute impunité la petite pomme libanaise : une classe dirigeante alliant incompétence et corruption, une créature hybride plus malfaisante, plus vorace et coriace que toutes les monstrueuses créatures qui ont pu échapper à la vigilance des laboratoires de recherche. Si profondément ancrée est d’ailleurs la défiance populaire envers l’État que nous nous émerveillons, par exemple, de la prestation somme toute honorable du ministre de la Santé. Lequel, au fond, n’accomplit que ce qui est attendu de tout ministre de la Santé digne de ce titre; pour l’applaudir sans réserve aucune, encore faudrait-il passer l’éponge sur le fâcheux épisode du pont aérien iranien très sommairement contrôlé qui a marqué les premiers jours de l’épidémie…
Incompétence et corruption : le sinistre duo a encore de beaux jours hélas, à en juger par le cafouillis dans lequel se trouve empêtrée la machine étatique, par la distanciation de mauvais aloi, inconcevable en ces temps de pressantes échéances, qu’observent les diverses institutions étatiques. La semaine qui s’achève voyait un futile conflit de préséance entre Assemblée et gouvernement se traduire par la mise au frigo d’un plan de réanimation de l’économie attendu avec impatience par les petites et moyennes entreprises. Réuni en session extraordinaire au palais de l’Unesco, l’organe législatif se refusait, de même, à toute levée de l’immunité des ministres suspects de corruption, comme à des élections anticipées. Rien là de surprenant en vérité, puisqu’on voit mal tout ce beau monde scier de sa propre main la branche sur laquelle il est perché. En revanche, et dans le lot des 66 lois et projets de loi qui figuraient à son menu, ce très consciencieux Parlement, toujours prêt à la tâche, convenait sans problème de l’urgence qu’il y avait à changer les noms de deux hameaux totalisant quelques centaines d’habitants !
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La scie, revenons-y, le moment est tout trouvé. Montant au créneau, c’en est une de taille que brandissait hier le chef du gouvernement, à la face du gouverneur de la Banque du Liban, pratiquement accusé de tous les maux financiers dont souffre le pays et dont la gestion sera passée au crible par un audit international. Dans le magma des rapports – souvent aussi troubles que changeants – entre pouvoir et argent, le gouverneur Riad Salamé détient sans doute assez de moyens de défense, et même de contre-attaque. Car même à supposer que sa politique n’est pas au-dessus des reproches, il convient de chercher ailleurs (ils se reconnaîtront tout seuls) les réels auteurs du pillage systématique des ressources étatiques.
Car ce n’est pas Salamé qui a irrémédiablement grevé le budget en faisant voter une échelle des salaires impossible à financer. Qui, pour faire bonne mesure, et par clientélisme ou népotisme, a fait embaucher des milliers de parasites dans une administration déjà surpeuplée. Qui a englouti des dizaines de milliards de dollars dans la sombre arnaque à l’électricité. Qui se livre au blanchiment d’argent ou à la fraude douanière et à la contrebande dans le port même de Beyrouth ou dans les points de passage illégaux sur la frontière avec la Syrie. Qui enfin a compromis nos rapports traditionnellement sans nuages avec la communauté internationale, et plus spécifiquement les monarchies pétrolières du Golfe.
Au Liban plus qu’ailleurs, la recherche d’un bouc émissaire a toujours été le plus commode, le plus classique, le plus révoltant des expédients et faux-fuyants : surtout quand d’une pierre on escompte faire plus d’un coup. Pour le dauphin du régime, c’est un adversaire de poids qui serait ainsi écarté dans la course à une présidence passablement dévaluée et déconsidérée pourtant, par les temps qui courent. Pour le Hezbollah de même, l’occasion est bonne de se débarrasser d’un homme qui s’est par trop conformé aux restrictions bancaires édictées par les États-Unis pour tarir les ressources de la milice pro-iranienne. Les signes annonciateurs du coup de théâtre d’hier n’ont d’ailleurs pas manqué, notamment la transparente manipulation des protestations de rue.
C’est dire qu’il ne suffira guère à Hassane Diab de montrer les crocs dans une seule direction, sans même lorgner du côté des sens qui lui sont interdits, pour se poser en justicier crédible.
Il est des poussées d’adrénaline qui ne sauraient faire illusion.