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Nos Lecteurs ont la Parole

Nos vies masquées

Je n’ai pas beaucoup dormi. Il est 7h30. Je suis en retard.

Je me mets en route vers l’hôpital. Je vois les voitures s’amasser devant moi. On est samedi, mon numéro d’immatriculation est impair. J’ouvre la fenêtre. L’air frais s’engouffre dans la voiture. Un gendarme me dévisage, défiant. Je cherche inconfortablement ma carte d’interne en médecine. Ses yeux s’attendrissent. Il émet un tendre et paternel « Que Dieu te protège ! », et je continue mon chemin. Je n’ai pas le temps de penser à ce court échange.

J’arrive déjà à l’hôpital. J’enfile mon masque et ma blouse blanche.

Un appel retentit. Un son acide et entêté. Mes jambes se raidissent. C’est un code rouge. Un arrêt cardiaque a lieu. Je cours et je suffoque. Les masques chirurgicaux ne sont pas adaptés aux grands efforts. J’arrive hypoxique chez la patiente et tente de la réanimer. Son cœur se remet à battre après une dizaine de minutes et 2 mg d’adré. Ses proches, dehors, attendent d’être rassurés. Je souris et leur explique qu’elle est sortie d’affaire pour le moment. J’oublie qu’ils ne peuvent percevoir le réconfort d’un sourire sous mon masque. Je me souviens des yeux du gendarme et assouplis mon regard stressé. Je la regarde. Son masque d’oxygène la maintient en vie. Comme moi. Mon masque me maintient en vie. Obstacle nécessaire. Ce qui entrave notre respiration permet à notre souffle de perdurer. Comme ce gendarme qui, par son barrage, permet au pays de demeurer.

Dans la chambre d’à côté, un professeur est hospitalisé. Pourquoi les chambres de première sont si vastes ? Sa solitude m’incommode. Au final, on sera tous isolés. Volontairement, dans nos appartements, ou perfusés, dans des chambres aseptisées. Je le salue depuis la fenêtre. Je pars me reposer. Je croise médecins, visiteurs et patients dans le hall de l’hôpital. Sous les masques, la gestuelle a aussi changé. On se cherche du regard. On essaye de se démasquer. Il m’est difficile de les différencier. Et de toute manière, qu’importe. La dichotomie « médecin-patient » a laissé la place à une chimère « malade potentiel ».

J’utilise la connexion sans fil de l’hôpital pour parler brièvement avec ma famille. Connexion symbolique de ma réalité. Et quand je rentre, je vois dans leurs yeux les erreurs de système : être à portée sans pouvoir se toucher. J’ai surtout peur de commettre l’irréparable en prolongeant cette promiscuité et me retire mécaniquement dans ma chambre.

D’ailleurs, je décide de rentrer. Je suis fatigué.

Les gens se ressemblent tous avec leurs masques pastel. On dirait un même homme conduisant tantôt une berline sportive, tantôt un fourgon désuet. Est-il réellement riche ou pauvre? Est-il beau ou laid ? Que des malades potentiels égaux devant la mort. Je retire mon masque et comprends pourquoi tous les superhéros sont masqués. Car, par-delà nos identités, un masque protège. Car un masque sauve des vies. Et je m’endors, avec ce masque qui m’aiguise la vue, en m’imaginant tous ces gens qui me manquent avec leurs sourires masqués.

Anthony LICHAA

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Je n’ai pas beaucoup dormi. Il est 7h30. Je suis en retard. Je me mets en route vers l’hôpital. Je vois les voitures s’amasser devant moi. On est samedi, mon numéro d’immatriculation est impair. J’ouvre la fenêtre. L’air frais s’engouffre dans la voiture. Un gendarme me dévisage, défiant. Je cherche inconfortablement ma carte d’interne en médecine. Ses yeux s’attendrissent. Il émet un tendre et paternel « Que Dieu te protège ! », et je continue mon chemin. Je n’ai pas le temps de penser à ce court échange. J’arrive déjà à l’hôpital. J’enfile mon masque et ma blouse blanche.Un appel retentit. Un son acide et entêté. Mes jambes se raidissent. C’est un code rouge. Un arrêt cardiaque a lieu. Je cours et je suffoque. Les masques chirurgicaux ne sont pas adaptés aux grands efforts....
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