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Culture - En librairie

Dans les yeux d’un jeune Libanais de treize ans exilé à Paris

Alors que son premier opus « Rhapsodie des oubliés » (éditions de La Martinière, 2019) connaît un succès remarquable, couronné notamment par le prix de Flore, la journaliste et écrivaine Sofia Aouine évoque son texte à la langue explosive, à la frontière du roman noir, du naturalisme, du hip hop et de la soul music.

Sofia Aouine. ©Alexandre Isard

L’entrée dans l’écriture de Sofia Aouine n’est pas commune. « À un an et demi, j’ai été placée par mes parents, et jusqu’à mes vingt ans, j’ai été prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Lors de l’une de mes rares rencontres avec mon père, il m’a dit que j’avais été vue par Françoise Dolto dans mon enfance, et qu’elle avait dit que je serais écrivaine. J’ai tenu à le vérifier dans mon dossier administratif : j’ai ainsi rencontré une partie de mon enfance, et des photos de lieux où j’étais allée, et mon entretien avec cette pédiatre a bien été confirmée. Cela m’a donné une forme de légitimité à écrire. Un peu plus tard, j’ai évoqué mon histoire dans l’émission La Marche de l’histoire, sur France Inter, et un éditeur m’a demandé d’écrire un témoignage littéraire, ce qui m’a encouragée à poursuivre l’écriture de Rhapsodie des oubliés. La fiction m’a permis d’incarner une partie de moi, et en même temps de franchir la première marche du métier d’écrivain. »

Dès les premières lignes du roman publié aux éditions de La Martinière (2019), le lecteur est plongé dans le quartier de la Goutte-d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris. « Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans. » C’est à travers la densité émotionnelle du regard d’Abad, un jeune Libanais de treize ans qui a fui la guerre avec sa famille, que le lecteur découvre le quartier populaire et bigarré de Barbès, où il est rapidement livré à la rue et ses corollaires de violence et de tendresse. « Le thème de l’enfance est fondamental, ses splendeurs et ses misères, et les différents personnages qu’Abad rencontre, Gervaise, Ethel, Odette, ont d’une manière ou d’une autre été livrés à l’abandon. Chacun a son enfant fantomatique qui apparaît à un moment dans le roman », précise Sofia Aouine.


De Zola à Truffaut, en passant par le slang et la poésie

Si l’auteure raconte de manière anecdotique qu’on lui a transmis que son père s’était enfermé pour pleurer quand il a su qu’il avait une fille, elle souligne que son choix d’écrire le point de vue d’un jeune adolescent va au-delà du pied de nez. « Abad, c’est l’évocation de plusieurs enfants que j’ai rencontrés dans le cinéma, la littérature ou le théâtre qui évoquent des êtres qui n’avaient pas le droit d’exister; et en les incarnant dans l’art, on en a fait des êtres éternels. Moi qui avais une sorte de manque à être à cause de mon histoire, ça m’a réparée de pouvoir m’identifier à ces enfants par la fiction, Antoine Doinel notamment, dans Les Quatre cents coups de François Truffaut. »

Celle qui a déjà été sélectionnée pour une dizaine de prix littéraires revendique également pour son roman une filiation avec L’Assommoir d’Émile Zola. « Il a voulu faire un roman avec la langue et l’odeur du peuple, et j’ai eu envie de suivre ses pas. Alors forcément, parfois c’est une langue qui pue un peu, qui peut écorcher l’oreille, mais ce n’est jamais gratuit, et toujours avec de la tendresse. » Au fil des phrases, une voix se fait entendre, proprement littéraire, qui évolue de manière polyphonique, en fusionnant l’argot de la rue, l’héritage d’une certaine musique américaine comme le spoken word et la poésie de l’enfance.

Un mélange des genres que la romancière qualifie de « réalisme magique », avec des fantômes, dont la grand-mère de Tripoli, le « fantôme de lait et de rose » qu’incarne la mère d’Abad, et des êtres maléfiques. « Dans sa tête, Abad se prend pour un héros et j’ai voulu raconter le réel avec des mots d’enfant : quand il décrit l’espèce de califat qu’Omar le Salaf veut instaurer dans le quartier, il en a une vision à la fois réaliste et fantasmée, d’où la comparaison des islamistes avec les Barbapapas ou la mention d’une Barbie jihad. »


L’élément déclencheur : l’œuvre de Jocelyne Saab et la question de la mémoire

À l’origine de Rhapsodie des oubliés, le film Beyrouth ma ville de Jocelyne Saab, qui est accompagné d’un texte de Roger Assaf. « Cette œuvre m’a donné envie de m’intéresser au travail de la cinéaste, et j’ai été interpellée par un petit garçon qui, dans un de ses courts-métrages, prend la parole avec un dessin à la main : c’est comme ça qu’Abad est devenu libanais. Je trouvais intéressant qu’il vienne de cette région du Moyen-Orient, qui incarne un carrefour de mémoire. Et les souvenirs du Liban évoqués dans le roman ne le sont que par le prisme de la mémoire élastique de l’enfant, qui raconte la manière dont son père lui a transmis son passé. »

Dans ce roman d’apprentissage, le jeune protagoniste se construit au fil de ses rencontres avec ceux qui partagent l’arrachement de l’exil. « C’est quelque chose que je ressens à l’intérieur de moi : je suis née en France mais mes parents étaient d’origine algérienne, et j’ai voulu raconter la manière dont on quitte un territoire d’enfance ou un bout de soi-même pour aller dans la capitale, qui peut être une “grosse salope” et vous absorber. L’exil, souvent, lamine les hommes, parfois, ce sont aussi de belles histoires. »

Ce qui va sauver Abad au moment où son père quitte la famille, c’est un petit carnet, et l’écriture de la vie des autres. Celui qui est suivi par une psychologue qui doit l’aider à « ouvrir dedans » s’empare des errances des êtres qu’il rencontre. « C’est une sorte de conte de fées du réel, comme Alice au pays des merveilles, il se jette dans son quartier et y rencontre plein de personnages issus d’immigrations diverses. C’est à travers la mémoire des autres qu’il peut se construire et grandir, et peut-être éviter l’écueil de la délinquance et de la marginalisation. Noter ce qu’il voit lui permet de s’inscrire dans le monde et de créer du lien entre toutes les mémoires de ce quartier, pour des êtres qui, souvent, n’ont laissé aucune trace dans la mémoire française, mais qui ont construit l’histoire de ce territoire qu’est le 18e arrondissement de Paris », conclut l’auteure, qui est en train de travailler à l’adaptation du roman à l’audiovisuel, tout en rédigeant un deuxième récit.

Le pari de Rhapsodie des oubliés est amplement réussi, notamment par la prouesse langagière réalisée, qui tient solidement le récit et qui donne la parole au jeune Abad et à tous ses frères et sœurs livrés à eux-mêmes dans un environnement hostile. La force du jeune protagoniste est dans sa sensibilité et sa puissance imaginaire, qui transforme sa réalité en matière artistique. Ainsi, alors qu’il est contraint de quitter son foyer familial pour être placé dans une famille d’accueil dans le nord de la France, il se retourne une dernière fois vers le quartier où il a grandi. « Je me racontais mon film en un long plan-séquence : le métro qui grondait en rentrant sous terre, Blanche et son décor de fête foraine, le rond-point de la place de Clichy, les Roms qui squattaient devant le Wepler, puis : cut. Il fallait tout prendre, tout photographier, parce que je savais que je ne reviendrais pas. » À lire, absolument.

L’entrée dans l’écriture de Sofia Aouine n’est pas commune. « À un an et demi, j’ai été placée par mes parents, et jusqu’à mes vingt ans, j’ai été prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Lors de l’une de mes rares rencontres avec mon père, il m’a dit que j’avais été vue par Françoise Dolto dans mon enfance, et qu’elle avait dit que je serais...

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