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Moyen-Orient - Éclairage

Libye : pourquoi Ghassan Salamé a démissionné

L’envoyé spécial de l’ONU était seul face à la division du Conseil de sécurité et la duplicité des acteurs extérieurs engagés dans le conflit, et devait aussi faire face à des obstacles au sein des Nations unies.

Une photo datant du 18 avril 2019 de l’ancien envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé, dans son bureau à Tripoli. Mahmud Turkia/AFP

On parle d’un homme extrêmement brillant, au point d’être parfois enivré par sa propre intelligence. D’un diplomate convaincu de pouvoir changer la donne, quels que soient les obstacles qui se posent sur son chemin. D’un bourreau de travail, sûr de lui et déterminé, qui exècre l’échec et pour qui il n’est jamais question d’abandonner. Ghassan Salamé avait toutes les raisons de démissionner de son poste d’envoyé spécial de l’ONU en Libye, d’autant que sa santé est fragile depuis déjà un moment. Mais l’annonce de son départ lundi 2 mars avait tout de même quelque chose d’inattendu, y compris pour ses proches, tant l’ancien ministre libanais avait tenu le cap, contre vents et marées, pendant des mois particulièrement difficiles. « Je dois reconnaître que ma santé ne me permet plus de subir autant de stress, j’ai donc demandé au secrétaire général (de l’ONU) de me libérer de mes fonctions », écrit-il lundi sur son compte Twitter. Une façon peu commune d’annoncer son départ dans le monde très protocolaire des Nations unies, qui en dit long sur ses réelles motivations. « Ghassan est quelqu’un qui veut toujours réussir. Il croit tellement en lui-même que quelle que soit sa fatigue, elle ne justifie pas sa décision », confie un de ses proches. « Il a le sentiment de ne pas remplir sa vie s’il ne fait pas des choses qui dépassent sa petite personne », confirme Jean-Marie Guéhenno, diplomate et ancien secrétaire général adjoint des Nations unies. L’aveu d’impuissance de l’ancien conseiller de Kofi Annan et de Ban Ki-moon est symptomatique d’un ordre international qui déraille et dans lequel l’ONU, elle-même minée par les divisions de ses États membres, ne parvient plus à faire entendre sa voix. Ghassan Salamé s’est retrouvé seul au milieu des fauves : les membres du Conseil de sécurité qui disent une chose et font le contraire, les acteurs impliqués dans le conflit qui n’ont aucune intention de parvenir à la paix, et les responsables de l’ONU qui ont leur propre agenda qui va parfois à l’encontre de la mission de l’envoyé spécial.


(Lire aussi : Libye : Paris regrette la démission de l'émissaire de l'ONU Ghassam Salamé)


« Guterres a vécu cette épisode comme une humiliation »
Les choses ont commencé à sérieusement se compliquer en avril 2019 pour le sixième représentant des Nations unies en Libye. Nommé en juin 2017, il profite de sa maîtrise de l’arabe et de sa capacité à parler avec tous les acteurs pour mettre en place un processus de paix le plus inclusif qui soit. Son objectif : l’organisation d’une grande conférence nationale, sur la base de consultations menées à l’échelle locale, dans le but de parvenir notamment à des élections et à une modification de la Constitution. L’événement doit se tenir le 14 avril à Ghadamès. Ghassan Salamé invite le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, au début du mois d’avril, pour rencontrer les acteurs principaux en amont de la conférence. Le lendemain de son arrivée, l’homme fort de l’Est libyen, le maréchal Khalifa Haftar, lance une grande offensive contre Tripoli, où siège le gouvernement d’union nationale dirigé par Fayez el-Sarraj et reconnu par la communauté internationale. « Guterres a vécu cette épisode comme une humiliation, qu’il n’a jamais pardonnée à Salamé », confie un bon connaisseur du dossier libyen. Les relations entre les deux diplomates se sont depuis largement détériorées, d’après de multiples sources. L’offensive de Haftar saborde tous les efforts de l’envoyé spécial. « Beaucoup ont reproché à Salamé de ne pas avoir démissionné à ce moment-là », dit Naji Abou Khalil, codirecteur du programme Libye à Noria.

Le maréchal Haftar, soutenu par les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Arabie saoudite et la Russie, pensait prendre Tripoli en quelques jours. Presque un an plus tard, il n’y est toujours pas parvenu, et des combats sporadiques se poursuivent malgré un cessez-le-feu entré en vigueur le 11 janvier 2020. L’attaque met à nu l’hypocrisie des principaux acteurs impliqués dans le conflit libyen et accélère son internationalisation, rendant la mission de Ghassan Salamé encore plus impossible qu’elle ne l’était. L’envoyé spécial est accusé de ne pas suffisamment dénoncer les soutiens de Haftar, en particulier les Émirats. « Il était très difficile de naviguer dans ces eaux troubles. Quand Salamé dénonçait un acteur un jour, il en dénonçait un autre le lendemain pour prouver sa neutralité. Mais qui dénonce tout le monde finit par ne plus dénoncer personne », résume le bon connaisseur du dossier libyen. Attaquer plus frontalement les soutiens de Haftar, c’était toutefois prendre le risque de ne plus pouvoir jouer les médiateurs, d’autant plus en l’absence d’un véritable soutien international.


(Lire aussi : Tripoli appelle à poursuivre les efforts de paix internationaux)


« Il y avait des appels directs entre lui et l’Élysée »
La France aurait pu jouer ce rôle. Ancien directeur de l’École des affaires internationales de Sciences Po Paris, Ghassan Salamé a bénéficié du soutien de la France dans sa nomination, ce qui ne lui pas toujours été profitable. « Il était perçu comme étant l’homme des Français, ce qu’il n’a jamais été, mais cela lui valait des reproches de la part des deux camps », dit le bon connaisseur du dossier libyen. « Au début, les Français se sont comportés comme si Salamé travaillait pour eux. Il y avait des appels directs entre lui et l’Élysée », confirme une autre source proche du dossier, qui a requis l’anonymat.

L’ambiguïté de la politique française en Libye n’a rien arrangé, Paris soutenant officiellement le gouvernement de Tripoli mais aidant dans le même temps Haftar dans son combat contre les forces jihadistes. « Certains en France considèrent que l’installation d’un homme fort serait une bonne chose pour la stabilité de la Libye », dit Jean-Marie Guéhenno. « Salamé était dans un piège dès le départ : il y avait, d’une part, un gouvernement reconnu par la communauté internationale et d’autre part, il y avait le maréchal Haftar soutenu par une bonne partie de cette même communauté », résume Naji Abou Khalil, qui ajoute que cela a empêché le diplomate « d’avoir une approche purement légaliste ». « Salamé croit trop en la force de l’intellect. Il était persuadé de pouvoir convaincre les acteurs mais sans regarder suffisamment du côté du rapport de force », dit le bon connaisseur du dossier libyen.

Aucune des conditions pour la paix n’est réunie. Le conflit est d’une intensité acceptable pour les acteurs, aucun n’est capable d’imposer complètement sa solution, et ni les armes ni l’argent ne manquent. Ghassan Salamé va toutefois tenter une nouvelle fois de renverser la table et de remettre l’ONU au centre du jeu en organisant une grande conférence à Berlin en janvier 2020 où tous les acteurs impliqués dans le conflit s’engagent à respecter l’embargo et à renoncer à toutes interférences dans le conflit.

« Est-ce que les États impliqués en Libye font dans la duplicité ? Absolument. C’est certain. Mais qui est dupe de cela ? Je me suis occupé d’autres conflits dans ma vie et je n’ai jamais vu un fossé aussi grand entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Le Conseil de sécurité a adopté un embargo sur les armes vers la Libye et il y a plus d’une douzaine d’États qui l’ont violé », explique à RFI Ghassan Salamé, quelques jours avant le sommet. Après Berlin, l’embargo ne sera jamais respecté. Pire, le diplomate libanais est marginalisé durant tout le sommet par le secrétaire général de l’ONU, qui « voit en lui une menace », selon la source proche du dossier. L’envoyé spécial n’est pas invité à prendre part à la photo de famille ni à un dîner regroupant les chefs des différentes délégations. « Guterres voulait prendre tout le crédit », dit le bon connaisseur du dossier libyen. La pilule est d’autant plus difficile à avaler pour l’envoyé spécial que le secrétaire général de l’ONU s’était jusqu’alors montré pour le moins discret. « Plus le conflit devenait difficile à gérer, moins Guterres était en première ligne », explique une source au sein de l’ONU. L’Union africaine fait pression depuis des mois pour que Ghassan Salamé soit remplacé par un envoyé conjoint de l’ONU et de l’UA. Le secrétaire général n’y est pas insensible. « Guterres aurait pu insister pour que Salamé se repose mais n’abandonne pas. Il ne l’a pas fait », dit le bon connaisseur du dossier libyen.


« Il ne peut pas faire de miracle »
La conférence de Berlin aurait pu être la goutte de trop. C’était « une sorte d’objectif pour lui. Mais lorsqu’il a réalisé que le processus de négociation ne fonctionnait pas, il a décidé que le jour était venu pour donner la priorité à sa santé », confie Claudia Gazzini, de l’International Crisis Group, qui fut sa conseillère politique pendant six mois.

L’envoyé spécial, qui n’a pas donné suite aux sollicitations de L’Orient-Le Jour, tente tout de même un dernier coup en réunissant les belligérants à Genève pour un cessez-le-feu durable en Libye. Le samedi 29 février, quelques jours avant sa démission, il apparaît très en colère contre les acteurs qui ne respectent pas leurs obligations. « Le manque d’engagements des acteurs internationaux et libyens à Genève a certainement été un point déterminant dans sa démission », estime Naji Abou Khalil. Comment être un médiateur quand personne ne veut réellement la paix ? Comment être un médiateur quand les membres du Conseil de sécurité sont parties prenantes au conflit ? « Si les acteurs au conflit ne sont pas intéressés par un règlement, l’envoyé spécial ne peut pas faire de miracle », dit Jean-Marie Guéhenno. S’il l’a sans doute tout de suite compris, Ghassan Salamé aura mis plus de deux ans à l’admettre.



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On parle d’un homme extrêmement brillant, au point d’être parfois enivré par sa propre intelligence. D’un diplomate convaincu de pouvoir changer la donne, quels que soient les obstacles qui se posent sur son chemin. D’un bourreau de travail, sûr de lui et déterminé, qui exècre l’échec et pour qui il n’est jamais question d’abandonner. Ghassan Salamé avait toutes les raisons...

commentaires (5)

Article sur Mesure !

Cadige William

13 h 08, le 08 mars 2020

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Commentaires (5)

  • Article sur Mesure !

    Cadige William

    13 h 08, le 08 mars 2020

  • Très bon papier sans complaisance et qui fourmille de témoignages inédits.

    Marionet

    17 h 26, le 07 mars 2020

  • Croyez-moi, le SG de l'OU déteste le Liban . Je vous le garantis

    Chucri Abboud

    13 h 18, le 07 mars 2020

  • Excellent article de Anthony Samarani !!!

    Salame Mary

    09 h 44, le 07 mars 2020

  • Posons le tableau du conflit libyen. Ceux qui ont détruit ce pays naguère prospère sont les français donc pays européens aidés des usa . Qui est venu se joindre à ce groupe de malfaiteurs, les pays arabes du golfe persique avec leurs milices wahabites recyclées donc le pays usurpateur est de la partie , et qui est venu par la suite et en dernier rajouter au bordel , la Russie et la Turquie avec son allié du Qatar. Ghassan Salamé se dit déçu de l'hypocrisie ambiante et que sa santé ne pouvait toléré cette façon de faire. Ma question , y a t il en Libye un soldat iranien ou du hezb libanais de la résistance ? Ou tout simplement un habitant chiite libyen ? Merci .

    FRIK-A-FRAK

    08 h 51, le 07 mars 2020

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