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Nos Lecteurs ont la Parole - Élie KOSSAÏFI

Carlos Eddé : le parti versus le zaïm

En février 2019, Carlos Eddé avait précisé dans un article publié dans L’Orient-Le Jour que la présidence du Bloc national « serait désormais tournante afin de confirmer que nul individu ne soit plus important que l’organisation qu’il préside ». Il avait du reste supprimé le poste de Amid qu’il avait brigué durant 19 ans au sein du parti « car il fallait couper le cordon ombilical un jour ou l’autre ».

La présidence du parti est en effet passée des mains de Carlos Eddé à celles de Mme Salam Yammout le 18 décembre 2019, et ce un an après le début des réformes instaurées au sein du Bloc national. Il est à noter que l’idée de réformer le Bloc national fondé par le président Émile Eddé en 1946 avait germé dans l’esprit de Carlos Eddé dès qu’il succéda à son oncle Raymond Eddé à la tête du parti.

Néanmoins, conscient des difficultés suscitées par de tels changements, il admet à cet égard que « le poids des habitudes rendait quasi impossible le chantier du changement auquel j’aspirais… Je savais ce que je devais faire, mais je n’en avais pas les moyens (L’Orient-Le Jour, février 2019). Il a confirmé ce constat dans le cadre du discours qu’il prononça à l’occasion de la passation des pouvoirs à Salam Yammout en précisant : « Il n’est pas possible d’entreprendre les mêmes actions avec les mêmes personnes et au moyen des mêmes méthodes et s’attendre à des résultats différents. Cela s’applique d’ailleurs à n’importe quelle organisation, qu’il s’agisse d’un parti politique, d’entreprises privées ou d’un département public, autrement dit, il ne suffit pas de placer de nouveaux visages à la tête d’un ancien système, mais il convient de renouveler prioritairement le système lui-même avant les personnes. »

Dès l’an 2000, Carlos Eddé s’était exprimé à propos de ses préoccupations concernant le fait d’assurer la continuité du parti : « Dans le souci de pérenniser le BN, je me devais de le rendre plus participatif, et à terme indépendant de la famille Eddé. J’ai donc entrepris, dès 2000, une réforme des statuts afin que les pouvoirs soient redistribués. Au terme de plusieurs mois de travail, le projet fut envoyé à l’assemblée du parti qui le rejeta, décidant que les pouvoirs devaient rester concentrés entre mes mains. Ils voulaient un zaïm et non un président de parti alors que ces deux rôles sont antinomiques. » Par conséquent, Carlos Eddé a toujours estimé que le principal défi auquel il a fait face tout au long de sa carrière politique fut cet antagonisme entre le rôle du parti en tant qu’organisation possédant un projet et des objectifs politiques précis et le zaïm qui a pour objectif premier de perpétuer son statut d’intermédiaire entre les services publics et le citoyen, et de transmettre ce rôle à sa descendance.

Ce raisonnement explique la devise « cette maison ne doit pas fermer ». En outre, il mène le zaïm à tisser des alliances politiques et électorales qui servent ses intérêts conjoncturels et non politiques au sens noble du terme. Carlos Eddé a déclaré dans ce sens que « les partis dits traditionnels ne sont en fait que des organisations de façade qui donnent un aspect moderne à une pratique clientéliste ancienne ». À leur tête se place un grand zaïm qui se métamorphose en président. Ainsi, ces partis servent à fédérer sous un même leadership les petits zaïms qui dominent par conséquent le citoyen et lui édictent ses choix politiques. De ce fait, l’esprit clientéliste entrave la construction d’un parti, ou a fortiori, d’un pays moderne (discours du 18 décembre 2019). Il faut préciser que cette pratique n’émane pas forcément des chefs des partis mais souvent de la pression exercée par les partisans qui veulent rester dans une relation de paternalisme zaïm-client (zelm).Cela nous conduit à considérer l’interrogation suivante : existe-il un lien entre la réforme du BN par Carlos Eddé et les changements de la pratique politique demandée par un grand nombre de Libanais ? La réponse est que les changements qu’il envisageait pour le pays et pour le BN avaient déjà été formulés dès son entrée dans le monde politique. Il a affirmé en février 2019 lors d’une interview télévisée qu’il n’avait pas quitté la scène politique, mais qu’il se mettait en réserve de la République car en restant à la tête du parti nul ne se rendrait compte du changement et « dans ces conditions, ni le chantier de la réforme du parti ni celui d’une action politique novatrice ne seraient plus envisageables ». En effet, il répétait régulièrement : « Je ne suis pas capable de faire des miracles et je ne suis plus disposé à faire du folklore. »

À la suite de l’accord de Doha « qui a révélé à quel point l’ingérence étrangère dans les affaires du Liban était devenue directe » (an-Nahar, 2008), Eddé critiquait plus catégoriquement les méthodes de la politique libanaise traditionnelle, considérant que « le Liban n’est pas une démocratie, mais plutôt une oligarchie ploutocratique et cleptocratique ».

Il s’est en outre focalisé sur la question de la réforme de la loi électorale, attendu que « la nouvelle conception de l’exercice de la politique ne peut se concrétiser qu’à travers une profonde et sérieuse réforme électorale… Car si les gens acceptent que le système des listes électorales soit maintenu, aucun changement ne serait possible et le Liban libre et tolérant, auquel beaucoup aspirent, cheminerait inéluctablement vers sa désagrégation » (an-Nahar, 2008).

De même, Carlos Eddé a mis en évidence les liens d’interdépendance entre la nature même des partis et les mécanismes du système politique. Il a critiqué en particulier et de manière virulente le clientélisme politique qui se nourrit de « la loyauté envers une communauté, une personne ou une famille donnée, et non envers un modèle de système politique ou un exemple à suivre » (an-Nahar, 2008).

La crédibilité de l’appel d’Eddé à une réforme générale du Bloc national avait déjà été entreprise bien avant l’explosion de la rue qui demande à son tour des réformes politiques pour le pays. Il s’alignait déjà sur les aspirations des nouvelles générations, celles-là mêmes qui portent et scandent aujourd’hui dans la rue les revendications politiques historiques du parti « que j’ai répétées durant ces dix-neuf dernières années et qui se rapportent à des réformes politiques et économiques, dont par exemple la séparation entre religion et politique », selon les dires de Carlos Eddé datant du 18 décembre 2019. Il n’a pas manqué de rappeler que « le Bloc national avait publié une déclaration il y a plus de 15 ans soulignant que sans changements dans les pratiques politiques et économiques, le Liban connaîtrait une crise financière et les Libanais seraient voués à la pénurie comme les Vénézuéliens et les Nord-Coréens ». On oublie que le parti avait d’ailleurs été le seul à avoir élaboré un programme économique en 2004 alors que, d’après Eddé, « les autres partis se contentaient de proposer des slogans ».

On peut imaginer que Carlos Eddé considère aujourd’hui avec une certaine satisfaction la simultanéité de la progression de la dynamique réformatrice du Bloc national avec les revendications de la jeunesse libanaise appelant au renversement du pouvoir oligarchique et du clientélisme politique qu’il dénonce depuis nombre d’années. Néanmoins, Carlos Eddé est triste qu’il ait fallu que le Liban arrive au bord du gouffre pour que les Libanais réalisent la nécessité de se détacher de la politique traditionnelle à laquelle le pays est soumis depuis si longtemps.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

En février 2019, Carlos Eddé avait précisé dans un article publié dans L’Orient-Le Jour que la présidence du Bloc national « serait désormais tournante afin de confirmer que nul individu ne soit plus important que l’organisation qu’il préside ». Il avait du reste supprimé le poste de Amid qu’il avait brigué durant 19 ans au sein du parti « car il fallait couper...

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