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Monde - Reportage

En Syrie, avec le seul médecin légiste de la « cité des morts »

À 60 ans, Mahmoud Hassan est le seul médecin légiste de Raqqa, ancienne « capitale » du groupe État islamique ravagée par les combats. Avec son équipe, le docteur syrien continue d’exhumer inlassablement des milliers de corps des ruines et charniers pour permettre aux familles de faire leur deuil. « L’Orient-Le Jour » l’a rencontré à deux reprises, à un an d’intervalle.

En Syrie, avec le seul médecin légiste de la « cité des morts »

Une famille trouve le corps d’un proche. Photo Charles Thiefaine

Six corps sont alignés sous le soleil mordant. Casquette blanche et mauve vissée sur le front, larges lunettes et masque chirurgical : on ne voit presque rien du visage de Mahmoud Hassan, 60 ans. D’un geste de la main, il fait signe à un assistant d’ouvrir le sac mortuaire qui gît à ses pieds : ses articulations douloureuses ne lui permettent plus de se baisser pour le faire lui-même. Le glissement de la fermeture éclair est suivi d’une odeur épouvantable. « Ça, c’est la dernière dépouille que nous avons exhumée. Elle est à un stade de décomposition extrême. C’est un tas d’os, de liquides et de gaz. Impossible à identifier », conclut le docteur.

Dans les ruines de Raqqa, ancienne capitale autoproclamée du groupe État islamique (EI), le docteur et son équipe cherchent inlassablement les disparus, enfouis dans des charniers ou les décombres de maisons aplaties par les bombardements de la coalition internationale. Les rares squelettes qui peuvent encore être identifiés – grâce à un bijou, une carte d’identité ou une particularité physique – sont remis à leurs familles. Les autres sont emmenés dans le cimetière de Tel Bi’a, dans la banlieue est.

Mahmoud Hassan, ventre bedonnant et yeux rieurs, a la difficile tâche d’être l’unique médecin légiste de la « cité des morts ». Généraliste pendant trois décennies, ce diplômé de l’université d’Alep s’est converti à la médecine légale à la fin de la bataille. Moins par choix que par nécessité. « Dans une ville aussi grande, où gisent des milliers de corps, comment faire pour tous les identifier ? Nous n’avons pas de laboratoire. Tout ce que je peux faire, c’est les examiner avec les outils que j’ai : mes mains, mon nez, mes yeux, soupire ce natif de Raqqa. Nous avons fait des demandes pour faire venir plus de docteurs afin d’aider, mais personne ne veut le faire. Certains sont venus, mais quand ils ont vu la situation, ils ont fui. »

Il aura fallu quatre longs mois de combats sanglants, de juin à octobre 2017, pour que les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance arabo-kurde soutenue par les États-Unis, parviennent à reconquérir Raqqa. Alors que la bataille faisait rage, et qu’il était trop dangereux de se rendre jusqu’au cimetière, combattants et familles ont enterré les leurs à la hâte, là où ils ne risquaient pas d’être fauchés par un tireur embusqué ou une frappe aérienne. Parcs, mosquées et écoles sont devenus autant d’ossuaires. Héritages d’une bataille sans pitié durant laquelle les bombardements ont réduit Raqqa en cendres.


(Lire aussi : Dans le Nord-Est syrien, une occupation en cache souvent une autre)


« Les morts sont au paradis et les vivants en enfer »

La coalition menée par Washington a seulement admis sa responsabilité dans la mort d’environ 160 résidents. Un chiffre bien en-deçà des estimations des organisations Airwars et Amnesty, qui évaluent à plus de 1 600 le nombre de civils tués dans des attaques décrites comme « indiscriminées ». Dans un communiqué, la coalition rétorque qu’elle a mis « tout en œuvre pour éviter (les victimes collatérales) partout et chaque fois que cela est possible », soulignant que, face à un ennemi qui utilisait la population civile comme « bouclier humain », elle a toujours strictement respecté le droit international.

Les disparus se devinent à l’odeur, sous la suie et les décombres, les impacts de balles et de mortier, et les bâtiments élagués. « Les morts sont au paradis et les vivants en enfer. Des familles ont été démembrées, les maladies se propagent, des quartiers entiers sont détruits, l’économie s’est effondrée. Cette crise n’a pas de fond », se lamente le docteur. Dans le parc du « panorama », près de la rivière Euphrate qui serpente au sud de la ville, le médecin légiste et son équipe déterrent chaque jour une demi-douzaine de corps de ce cimetière improvisé. Faute de tests ADN, son travail vise plus à débarrasser le centre-ville de ses charniers que de mettre un nom sur les disparus. « On a identifié et pu rendre à leurs familles 10 % ou 20 % des corps. C’est plus facile avec les cadavres sous les décombres. Quand une frappe aérienne vise une maison, au moins on peut deviner qui sont les gens à l’intérieur », précise Mahmoud Hassan, ponctuant ses paroles de soupirs. Le sentiment d’abandon est immense.

L’équipe décide de prendre une pause et se rassemble autour d’une théière posée sur des braises. Un travailleur saisit un sac mortuaire bleu électrique pour s’en servir comme tapis de prière lorsqu’un homme s’avance vers eux : « On peut vous aider ? » demande un assistant médical. « J’ai un proche enterré ici », répond Mohammad Khalaoui.

- « Vous pouvez me le décrire ?

- Il est grand, porte une jellaba grise à rayures. Sous sa jellaba, il a un short noir et un tee-shirt gris. Il a un tatouage en forme de scorpion. Et il porte une montre Casio.

- Le tatouage, on ne pourra plus le voir… Et les dents ?

- Il a de longues canines. Il s’est pris une balle dans le visage, la jambe et peut-être aussi dans l’épaule.

- D’accord, on vous tiendra au courant dès qu’on le trouve. Donnez-nous votre adresse. »


(Pour mémoire : « Ce chaos est une opportunité en or pour l’EI »)


« Voilà la tombe de mon papa »

Sa demande déposée, Mohammad Khalaoui rejoint des proches regroupés près d’une fontaine en forme de rose. Il est également venu récupérer deux autres corps, dont il connaît l’emplacement : Azan, 8 ans, enterré avec son pyjama, et sa sœur, une fillette de 4 ans touchée par balle à la jambe et au visage. Les enfants d’un ami.

Le ciel gronde. La pluie s’intensifie au fur et à mesure que les pelles s’enfoncent dans la terre humide. Les gouttes coulent sur leurs visages et fouettent les sacs mortuaires dans un clapotis morbide. Les yeux de Mohammad sont secs ; le ciel pleure pour lui. La pelle de l’un des fossoyeurs percute une pierre. Il la soulève, révélant les deux enfants. Un crâne, d’abord, est délicatement placé à l’intérieur d’un sac plastique. Puis des cheveux, un fémur, plus de cheveux… L’équipe de secours tamise la terre pour ne rien oublier. « Nous allons les emmener dans un cimetière où ils seront près de leurs proches », annonce Mohammad.

Le bal des survivants est constant. Une silhouette drapée d’un tissu sombre fait son apparition au loin. Son arrivée est précédée par ses sanglots. Wahda, 67 ans, est à la recherche de son fils Abdullah, qu’elle sait enterré ici. Seulement, elle ignore où exactement. Le cimetière est vaste et les corps innombrables. « La Hisba (la police des mœurs de Daech) a voulu le faire monter dans une voiture. Il a protesté et s’est battu seul contre cinq d’entre eux, murmure la vieille dame. Je crois qu’ils l’ont poignardé dans le ventre, c’est ce que des gens m’ont dit. Ils l’ont menotté, lui ont bandé les yeux et l’ont forcé à monter dans la voiture. C’est à ce moment-là qu’une frappe aérienne a tout fait exploser. » Arrivée à l’hôpital, la famille apprend que le corps d’Abdullah n’est plus là. Des jihadistes l’auraient déjà emmené pour l’enterrer. Un an plus tard, Wahda garde espoir de le retrouver. Elle est venue accompagnée de son petit-fils Omar, 6 ans à peine. L’orphelin, silencieux, regarde le sol. « Je veux voir une tombe au nom de mon fils. Je veux qu’il soit enterré dans un vrai cimetière, pour que l’on sache où il est, plaide la grand-mère. Pour que ses enfants, en grandissant, puissent dire : “Voilà la tombe de mon papa” . » Ses pommettes parcheminées sont couvertes de larmes. Sa voix s’étrangle. Elle ajoute, à peine audible : « Je veux simplement être enterrée avec mon fils. »


« Il est temps de retourner chez les vivants »

14 mois plus tard, nous retrouvons le docteur Mahmoud Hassan là où nous l’avions laissé : dans un charnier. Il y a eu quelques développements positifs au cours de l’année écoulée. Le docteur a trouvé un second médecin légiste pour l’épauler et ils ont enfin un laboratoire, bien que toujours dépourvu de l’équipement nécessaire pour effectuer des tests ADN. En attendant, ils prélèvent des échantillons sur les corps qu’ils trouvent et les entreposent dans leurs nouveaux locaux en espérant pouvoir un jour les analyser.

À Salhabiyé, à 30 minutes de route de Raqqa, le médecin et son équipe ont récemment trouvé un autre lieu d’inhumation – le 31e au total. La brume hivernale est suspendue dans l’air froid. Des bergers et leur bétail errent dans les champs, indifférents au spectacle macabre qui se déroule juste à côté d’eux. La plupart des cadavres trouvés jusqu’à présent étaient décapités et menottés : une indication claire que ce pourrait être un charnier pour les personnes exécutées par l’EI. Mahmoud Hassan, vêtu d’un bonnet vert et d’une blouse de laboratoire immaculée, se tient à côté d’un corps momifié fraîchement déterré. Il prélève avec précaution quelques os et des poils sur la poitrine – il sélectionne habituellement des cheveux, mais cette personne aussi a manifestement été décapitée. Le défunt semble porter une combinaison militaire : un assistant médical découpe un insigne couvert de boue et commence à le nettoyer à l’eau, espérant que cet indice révélera à quel groupe armé il appartenait. Était-il un combattant kurde, ou peut-être un soldat du régime syrien ? « FC Barcelona…» lit l’assistant, visiblement déçu de sa découverte. « Il est de plus en plus difficile d’identifier les nouveaux corps que nous trouvons, ils sont de plus en plus décomposés, et nous n’avons toujours pas le personnel qualifié ni l’équipement nécessaire, regrette Mahmoud Hassan. Nous avons déterré 5 000 corps en tout, parmi lesquels nous avons réussi à identifier environ 700. Et nous estimons à 4 000 le nombre de personnes toujours portées disparues. »

L’équipe espère également pouvoir un jour retrouver certains des otages occidentaux qui auraient été tués par l’EI, tels que le journaliste américain James Foley et le prêtre italien Paolo Dall’Oglio. De temps en temps, une identification positive ramène un disparu à sa famille et offre à l’équipe l’assurance que leur travail n’est pas vain. Le frère de Mohammad Khalaoui a finalement été identifié grâce à sa montre Casio et a reçu une sépulture digne de ce nom. Malheureusement, Wahda n’a jamais retrouvé son fils Abdullah. La vieille dame craint d’être enterrée seule, son enfant perdu à jamais.

Mahmoud Hassan, aujourd’hui âgé de 61 ans, se dit trop vieux et fatigué pour poursuivre cette tâche colossale.

« J’aimerais prendre ma retraite le mois prochain. J’ai six petits-enfants dont je dois m’occuper. Le nouveau médecin légiste est plus fort que moi, il peut prendre la relève, conclut-il. Je vais être honnête, j’ai peu d’espoir que nous puissions un jour identifier toutes ces personnes. » « Mais il est maintenant temps pour moi de retourner chez les vivants. »

Six corps sont alignés sous le soleil mordant. Casquette blanche et mauve vissée sur le front, larges lunettes et masque chirurgical : on ne voit presque rien du visage de Mahmoud Hassan, 60 ans. D’un geste de la main, il fait signe à un assistant d’ouvrir le sac mortuaire qui gît à ses pieds : ses articulations douloureuses ne lui permettent plus de se baisser pour le faire...

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