Kalachnikov en bandoulière, Ninos Akhtiar, 21 ans, saute à l’arrière d’un pick-up Toyota. Le véhicule file à travers la campagne de Tell Tamer, dans le nord-est de la Syrie, baignée sous une douce lumière orangée. Village après village, les drapeaux des nouveaux maîtres de la région se succèdent. « Là-bas, c’est les Russes. Ça, ce sont les positions du régime syrien. Ici, les Unités de protection du peuple [YPG, les forces kurdes], les Américains ont aussi patrouillé il y a deux jours. Et en face, ce sont les groupes soutenus par la Turquie », enchaîne ce combattant prokurde en pointant du doigt l’horizon crépusculaire.
Alors que les Russes ont comblé le vide laissé par le retrait partiel des Américains suite à l’offensive d’Ankara en octobre dernier, les forces locales se font face au gré de lignes de front mouvantes. La région de Tell Tamer est devenue l’un des épicentres de cette confrontation. « C’est la Coupe du monde avant l’heure ! » ironise Ninos Akhtiar. Trop jeune pour avoir connu la poudre dès les débuts de la guerre en 2011, trop vieux pour croire qu’il en verra bientôt la fin. « La bataille pour le Nord-Est syrien, prévient-il sur un air plus sérieux, ne fait que commencer. »
Depuis l’opération lancée par la Turquie le 9 octobre contre les forces kurdes, la carte de la région a été radicalement redessinée, avec l’entrée en jeu d’une myriade de nouveaux acteurs. Pour comprendre ce qu’il se passe de l’autre côté de la ligne de front, dans les zones sous contrôle des supplétifs turcs, il faut se rendre au camp de Wachoukanni. Succession de tentes blanches plantées dans la boue, l’endroit accueille une partie des 200 000 Syriens qui avaient fui les combats. Leurs villes et villages sont situés à l’intérieur de ce qu’Ankara décrit comme une « zone de sécurité » récemment vidée de combattants kurdes, que la Turquie considère comme des « terroristes » liés au PKK. Si les affrontements se sont taris, des milliers de civils refusent de rentrer chez eux.
« Si je vous dis comment je m’appelle, ils me couperont la tête », s’alarme un sexagénaire dans l’intimité de sa tente. Il a pu brièvement rentrer chez lui en payant un passeur, constatant de ses propres yeux « l’occupation » d’Ankara. « Ils ont tout volé : argent, moto, télévision, même mon frigo. De ma maison, il ne reste que les murs ! » dénonce-t-il, blotti près d’un réchaud sur lequel il fait chauffer du thé. Tente après tente, les témoignages se succèdent et se ressemblent. Tous, Arabes et Kurdes confondus, décrivent un pillage systématique de leurs maisons par les milices syriennes proturques. « Tant qu’elles seront là, nous ne rentrerons pas », assènent-ils en chœur.
Les opérations turques précédentes, à Jarablous, en 2016, et à Afrine, en 2018, leur ont démontré que les Turcs étaient sans doute venus avec l’intention de rester. Face à une « annexion rampante », et pour empêcher les vols par les milices, certains pères racontent qu’ils ont laissé leurs épouses et leurs enfants sur place pour protéger les maisons, pendant qu’eux travaillent à l’extérieur de ce qu’ils décrivent désormais comme une « zone morte » afin de subvenir aux besoins de leurs proches. « On ne peut pas y retourner par crainte de se faire arrêter. À la place, pour envoyer de l’argent à nos familles restées là-bas, une femme fait la collecte et cache les liasses sous sa burqa au moment de traverser les check-points », raconte l’un des participants à ce stratagème, qui souhaite rester anonyme, lui aussi, pour des raisons de sécurité.
(Pour mémoire : Tués "de sang froid" : des Kurdes de Syrie accusent les alliés d'Ankara de "crimes")
« Pour le moment, Damas ne répond pas »
L’opération turque a mis à mal les velléités autonomistes des Kurdes, qui étaient parvenus à ériger leur propre administration dans le nord-est du pays au gré de la guerre. « Pour la première fois de ma vie, je vivais sous contrôle kurde. J’étais si heureux, c’était cent fois mieux que de vivre sous le régime syrien. Nous n’étions plus des citoyens de seconde classe », assène Khalil Bozan Khalil, un Kurde de 40 ans originaire de Serêkaniyê (Ras el-Aïn, en arabe), désormais sous contrôle d’Ankara. Contraint, lui aussi, à vivre sous une tente dans le camp de Wachoukanni, il dit pourtant garder espoir. « Notre rêve ne mourra pas, nous résisterons et la prochaine génération pourra à nouveau vivre sous une autorité autonome », veut croire ce père de trois enfants, sourire timide aux lèvres.
Depuis qu’ils ont été chassés de la « zone de sécurité » par un accord russo-turc, certains responsables kurdes se sont réfugiés à Raqqa, ancienne « capitale » du groupe État islamique. Dans leurs nouveaux bureaux, ces exilés poursuivent, tant bien que mal, la gouvernance des zones du Nord-Est. Mais pour combien de temps encore? Acculés suite au retrait partiel des États-Unis, les Kurdes n’avaient pas eu d’autre choix, mi-octobre, que de se tourner vers le régime de Damas pour contrer l’offensive turque. Pour la première fois depuis 2012, des soldats progouvernementaux s’étaient alors redéployés dans le Nord-Est. « On veut négocier avec le régime de Bachar el-Assad pour que nos forces armées, nos services de sécurité intérieure et notre administration politique soient intégrés à l’appareil d’État tout en gardant un statut spécial. Mais, pour le moment, Damas ne répond pas », confie Berivan Khaled, une haute responsable kurde.
« Le futur de l’administration autonome est, aujourd’hui comme hier, totalement dépendant de la politique américaine dans la région. Le retrait annoncé par Donald Trump n’a été que très partiel, et c’est ce qui permet pour l’instant la survie de l’administration kurde en offrant une forme de protection. Si les Américains venaient à se retirer complètement, l’équation changerait considérablement », estime Thomas Pierret, chargé de recherches CNRS-Irenam à Aix-en-Provence. « J’ai tout de même beaucoup de mal à imaginer que le régime syrien puisse tolérer que subsiste une forme d’autonomie ou de fédéralisme. C’est à la fois profondément contraire à son idéologie centralisatrice, et, probablement aussi, contraire à ses intérêts. Car c’est un régime qui a un degré de légitimité extrêmement faible et qui se sentirait fortement menacé par le maintien d’une sorte d’alternative politique, de système parallèle. La seule chose, peut-être, qui pourrait permettre au régime de tolérer cette décentralisation, c’est une pression russe », poursuit-il.
(Pour mémoire : La « zone de sécurité » turque dangereuse pour les civils, prévient HRW)
« Les autorités vont et viennent… »
À Raqqa, bien que les forces kurdes aient mené ici même la bataille contre l’EI, leur présence à la tête d’une ville à majorité arabe fait grincer de plus en plus de dents. Surtout que la reconstruction de la cité, par endroits rasée lors de combats dantesques, tarde à venir. « Au moins, sous Bachar el-Assad, nous avions du pain et de l’eau, et non pas toutes ces destructions », maugrée Ahmad al-Frejeh, 58 ans, en jetant un regard las vers sa maison en ruine. Les puits de lumière creusés dans son toit par deux missiles illuminent un sol jonché de fragments de vie. « Seul l’État pourra reconstruire et apporter la stabilité », martèle ce natif de Raqqa. Son discours est loin d’être une exception dans la cité martyrisée : sans pour autant plébisciter le dictateur syrien, un certain nombre d’habitants voient dans « l’État » le seul acteur capable de garantir « un retour à la normale ».
Si certains ont des mots plus durs encore, parlant volontiers d’une « occupation kurde », tous n’attendent pourtant pas le retour du régime. Leurs craintes : être soumis au service militaire obligatoire ou subir à nouveau la gouvernance autoritaire – meurtrière – de Damas. Près d’un an après la chute du « califat », l’avenir du Nord-Est syrien a rarement semblé si incertain, et sera sans doute intimement lié aux développements au Nord-Ouest, où les forces loyalistes mènent en ce moment même l’assaut contre Idleb, ultime bastion rebelle. Des mots d’un Raqqaoui : « Les autorités vont et viennent, seuls les civils restent – et souffrent. »
Pauvres kurdes ils n'auront jamais un Etat indépendant . Triste .
21 h 57, le 08 février 2020